« Maman, tu crois qu’on va vraiment mettre Mamie à la maison de retraite ? »
« Maman, tu crois qu’on va vraiment mettre Mamie à la maison de retraite ? »
La voix fluette de mon petit-fils, Paul, résonne dans le couloir. Je suis figée derrière la porte entrouverte, mon cœur battant si fort que j’ai l’impression qu’il va exploser. Ma fille, Claire, soupire. « Je ne sais pas, Paul. Ce n’est pas facile… Mais tu vois bien qu’elle oublie tout, qu’elle se fatigue vite. On ne peut pas continuer comme ça. »
Je recule d’un pas, la main tremblante sur le chambranle. J’ai l’impression de tomber dans un gouffre sans fond. Toute ma vie, je me suis dévouée à eux : Claire, mon unique enfant, que j’ai élevée seule après la mort de son père ; Paul, ce petit miracle arrivé tardivement dans notre famille. J’ai tout donné. Et maintenant ? Je serais devenue un fardeau ?
Je retourne dans ma chambre, m’assieds sur le lit. Les souvenirs affluent : les goûters préparés pour Claire après l’école, les nuits blanches à soigner ses fièvres, les vacances à La Baule où je la portais sur mes épaules pour qu’elle voie la mer. Je me souviens aussi de ses premiers chagrins d’amour, de ses études à Nantes, de son mariage avec Marc – ce gendre que je n’ai jamais vraiment compris.
La porte s’ouvre doucement. Claire entre, un sourire forcé aux lèvres. « Maman, tu veux du thé ? »
Je la regarde sans répondre. Elle s’assied à côté de moi, pose sa main sur la mienne. « Tu sais… On discute beaucoup avec Marc. On veut ce qu’il y a de mieux pour toi. »
Je retire ma main. « Ce qu’il y a de mieux pour moi ? Ou pour vous ? »
Elle baisse les yeux. « Ce n’est pas facile… Tu as vu comme tu es fatiguée ces derniers temps ? Et puis… tu oublies des choses importantes. L’autre jour, tu as laissé le gaz ouvert… »
Je sens la colère monter. « Tu crois que je ne m’en rends pas compte ? Tu crois que je n’ai pas honte ? Mais je suis encore là ! Je suis encore ta mère ! »
Paul passe la tête par la porte. « Mamie… tu viens jouer aux cartes ? »
Je souris faiblement. « Oui, mon chéri. J’arrive. »
Claire soupire et quitte la pièce. Je sens son désarroi, mais aussi sa lassitude. Depuis quelques mois, tout a changé : mes mains tremblent parfois, j’ai du mal à retrouver mes mots, mais je ne suis pas folle ! Je suis juste… vieille.
Le soir venu, j’entends Marc parler à voix basse dans le salon : « Claire, il faut prendre une décision. On ne peut pas continuer comme ça. J’ai vu une maison à Saint-Herblain, ils ont une bonne réputation… »
Je monte le volume de la télévision pour couvrir leur voix. Mais les mots restent plantés dans ma tête comme des aiguilles : maison de retraite… bonne réputation… décision…
Les jours suivants, Claire évite le sujet. Elle est douce avec moi, trop douce même – comme si j’étais déjà ailleurs. Paul continue de venir me voir après l’école ; il me raconte ses histoires de copains, me demande de l’aider pour ses devoirs de maths. Je m’accroche à ces moments comme à des bouées.
Un matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, je renverse le lait sur le carrelage. Marc arrive en râlant : « Encore ! Jeanne, il faut que tu fasses attention ! »
Je serre les dents. « Je fais ce que je peux ! »
Il lève les yeux au ciel et sort sans un mot.
Ce soir-là, je décide d’agir. J’attends que tout le monde soit couché et j’appelle mon amie Lucienne – nous nous connaissons depuis plus de cinquante ans.
« Lucienne… Tu as un moment ? »
Sa voix chaleureuse me réconforte aussitôt : « Bien sûr, ma Jeanne ! Qu’est-ce qui t’arrive ? »
Je lui raconte tout – la conversation surprise, la peur d’être envoyée loin de chez moi.
Lucienne se tait un instant puis dit : « Tu sais… Ma sœur a vécu ça aussi. Elle a refusé d’aller en maison de retraite et elle a trouvé une solution : elle a pris une aide à domicile et elle a gardé son indépendance. Tu pourrais essayer… »
L’idée germe en moi toute la nuit.
Le lendemain matin, j’attends que Claire parte travailler et j’appelle le CCAS de la mairie. Une assistante sociale me répond gentiment et m’explique les démarches pour obtenir une aide à domicile.
Quand Claire rentre le soir, je l’attends dans le salon.
« Claire, il faut qu’on parle », dis-je d’une voix ferme.
Elle s’assied en face de moi, inquiète.
« Je sais que tu t’inquiètes pour moi. Mais je refuse d’aller en maison de retraite tant que je peux rester ici. J’ai appelé la mairie : on peut avoir une aide à domicile quelques heures par jour. Ça soulagera tout le monde… et je resterai chez moi. »
Claire reste bouche bée.
« Mais maman… Tu aurais pu m’en parler avant ! »
Je sens les larmes monter mais je les retiens.
« J’ai entendu votre conversation avec Marc. J’ai compris que vous étiez fatigués… Mais moi aussi j’ai peur. Peur d’être oubliée, peur d’être inutile… Je veux juste rester ta mère et la mamie de Paul encore un peu. »
Elle se lève et vient me serrer dans ses bras.
« Je suis désolée maman… On aurait dû t’en parler franchement au lieu de décider pour toi… »
Les semaines passent et l’aide à domicile s’installe dans notre quotidien : elle m’aide pour les courses, le ménage, me tient compagnie quand Claire travaille tard. L’ambiance s’apaise peu à peu ; Marc râle moins – il est même soulagé.
Un soir d’été, alors que Paul joue dans le jardin et que Claire prépare le dîner en chantonnant dans la cuisine, je regarde par la fenêtre et je souris.
Ai-je eu raison de me battre ? Est-ce égoïste de vouloir rester chez soi jusqu’au bout ? Ou bien est-ce simplement humain ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?