L’Ombre de la Nourrice : Chronique d’un Doute
— Tu rentres tard, encore ?
La voix d’Élodie résonne dans le couloir, douce mais étrangement familière, alors que François pose ses clés sur la commode. Je suis dans la cuisine, les mains tremblantes autour d’un bol de soupe que je n’arrive pas à finir. Depuis trois semaines qu’Élodie est entrée dans notre vie, rien n’est plus pareil. Je me sens étrangère chez moi, spectatrice d’une pièce dont je ne comprends plus les rôles.
Tout a commencé après le départ précipité de Madeleine, notre nourrice adorée depuis cinq ans. Une chute, une hanche cassée, et du jour au lendemain, nous voilà démunis. Avec mon travail à l’hôpital et celui de François à la mairie, impossible de jongler sans aide. L’annonce sur le site de la mairie a reçu peu de réponses sérieuses. Élodie s’est présentée, recommandée par une voisine. Elle avait ce sourire rassurant, ce CV parfait, et surtout une façon de parler aux enfants qui m’a tout de suite séduite.
Mais très vite, j’ai remarqué des détails. Des détails qui me rongent.
Un soir, alors que je rentrais plus tôt que prévu, j’ai surpris Élodie et François dans le salon. Elle riait à une blague qu’il venait de faire — un rire trop long, trop appuyé. Son regard ne quittait pas le sien. J’ai voulu me convaincre que j’exagérais, que la fatigue me jouait des tours. Mais les jours suivants, j’ai vu Élodie effleurer le bras de François en lui tendant son café, lui demander s’il avait bien dormi d’une voix douce, presque intime.
— Tu as vu comme elle s’occupe bien des enfants ? m’a dit François un soir où je tentais d’aborder le sujet.
— Oui… mais tu ne trouves pas qu’elle est un peu… trop présente ?
Il a haussé les épaules, l’air de ne pas comprendre.
— Tu te fais des idées, Claire. On a enfin trouvé quelqu’un de compétent, c’est tout ce qui compte.
Mais comment expliquer ce malaise qui grandit en moi ?
Un matin, alors que je prépare les tartines pour Paul et Lucie, j’entends Élodie fredonner dans la salle de bain. Elle parle à François derrière la porte entrouverte :
— Vous avez un parfum qui tient bien… C’est rare chez un homme.
Je serre les dents. Je me sens ridicule d’être jalouse dans ma propre maison. Pourtant, chaque geste d’Élodie me semble calculé : sa façon de s’asseoir près de François au dîner quand je suis encore à table avec les enfants, ses compliments sur sa chemise ou sa cravate.
J’en parle à ma sœur Marion lors d’un déjeuner au café du coin.
— Tu dois lui parler franchement. Si tu ne te sens pas à l’aise, il faut agir !
Mais comment aborder le sujet sans passer pour une épouse paranoïaque ?
Le week-end suivant, alors que nous sommes tous réunis au parc Monceau, Élodie propose d’emmener les enfants au manège. Je reste avec François sur le banc.
— Tu ne vois vraiment rien ?
Il soupire :
— Claire… Tu sais que je t’aime. Il n’y a rien entre Élodie et moi. Elle fait juste son travail.
Mais je sens qu’il évite mon regard. Un doute s’insinue : et si c’était moi qui détruisais notre équilibre par excès de suspicion ?
Le soir même, alors que je range la chambre des enfants, je trouve un mot glissé sous la porte : « Merci pour votre confiance. Je suis heureuse ici. » Pas signé. L’écriture est fine, féminine. Je reconnais celle d’Élodie sur le cahier de liaison.
Je décide d’en parler à Élodie directement.
— Est-ce que tout va bien ?
Elle me regarde droit dans les yeux :
— Oui, madame. Pourquoi cette question ?
Je bafouille :
— J’ai remarqué… Enfin… Vous semblez très proche de François.
Un sourire énigmatique étire ses lèvres.
— Je fais simplement mon travail du mieux que je peux. Je veux que tout le monde se sente bien ici.
Sa réponse me glace. Est-ce une menace voilée ? Ou suis-je en train de perdre pied ?
Les jours passent et mon malaise grandit. Les enfants adorent Élodie ; elle invente des jeux, prépare des goûters maison comme Madeleine ne l’a jamais fait. Mais moi, je dors mal. Je surveille chaque interaction entre elle et François. Je deviens irritable avec mes enfants, distante avec mon mari.
Un soir, après avoir couché Paul et Lucie, je surprends une conversation à voix basse dans l’entrée.
— Vous savez que vous pouvez compter sur moi… pour tout,
dit Élodie à François.
Je n’entends pas sa réponse. Mon cœur bat la chamade. J’ai l’impression d’étouffer dans ma propre maison.
Le lendemain matin, je prends une décision difficile :
— Élodie, j’aimerais qu’on fasse un point sur la situation…
Elle me regarde sans ciller.
— Je comprends. Si ma présence vous dérange…
Je hoche la tête, incapable de prononcer un mot de plus. Elle rassemble ses affaires en silence pendant que les enfants pleurent dans leurs bras.
François me regarde avec tristesse.
— Tu as fait ce que tu croyais juste… Mais à quel prix ?
Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai agi par instinct ou par peur. Ai-je protégé ma famille ou ai-je laissé mes insécurités tout détruire ?
Est-ce qu’on peut vraiment faire confiance à son intuition quand il s’agit des siens ? Ou bien le doute finit-il toujours par empoisonner ce qu’on aime le plus ?