Les Ombres Invisibles de l’Oubli : Une Vie Sans Lumière

— Tu rentres tard encore, Charles ?

Il ne répond pas. Il pose ses clefs sur la commode, retire sa veste sans me regarder, et file dans le salon. Je reste figée dans la cuisine, la casserole encore chaude entre les mains. J’entends le bruit de la télévision qui couvre le silence entre nous. Ce silence, il est devenu mon compagnon de chaque soir.

Je m’appelle Alexandra. J’ai quarante-trois ans, deux enfants, et un mari qui ne me voit plus. Ce soir-là, comme tant d’autres, j’ai préparé son plat préféré — le gratin dauphinois de sa mère — en espérant qu’il remarque au moins l’effort. Mais Charles ne remarque plus rien depuis longtemps.

— Maman, tu peux m’aider avec mes devoirs ?

C’est Isaac, mon fils aîné, qui me tire de mes pensées. Il a douze ans et des cernes sous les yeux. Depuis quelques mois, il s’enferme dans sa chambre, écoute de la musique trop fort et répond à peine à mes questions. Je m’assois à côté de lui, mais il soupire :

— Laisse tomber, je vais demander à Logan…

Logan, c’est son meilleur ami. Il passe plus de temps chez nous que chez lui. Parfois, j’ai l’impression que Logan est le seul à voir la tristesse d’Isaac. Ils se murmurent des secrets dans le couloir, rient à voix basse. Je me demande ce qu’ils se disent sur moi, sur Charles, sur cette maison où tout s’effrite.

Le lendemain matin, je croise Megan sur le palier. Elle habite l’étage au-dessus avec sa fille Deborah. Megan est toujours pressée, mais ce jour-là, elle s’arrête :

— Ça va Alexandra ? Tu as l’air fatiguée…

Je souris faiblement.

— Oh tu sais… Les enfants, le boulot…

Mais elle insiste :

— Tu sais que tu peux venir boire un café quand tu veux. Ça fait du bien de parler parfois.

Je hoche la tête sans oser lui dire que je n’ai plus envie de parler à personne. À quoi bon ? Personne n’écoute vraiment.

Le soir venu, Charles rentre encore plus tard. Il sent le tabac froid et l’aftershave bon marché. Je reconnais ce parfum — ce n’est pas le sien. Mon cœur se serre mais je ne dis rien. À table, Isaac pousse son assiette sans manger.

— Tu n’as pas faim ?
— Non.
— Tu veux en parler ?
— Non.

Charles ne relève même pas la tête de son téléphone. Je regarde Deborah qui rit avec Logan dans le salon. Ils ont quinze ans et la vie devant eux. Moi, j’ai l’impression d’avoir tout perdu avant même d’avoir commencé.

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à notre rencontre avec Charles à la fac de droit à Lyon. Il était brillant, drôle, passionné. Il me faisait sentir unique. Où est passé cet homme ? Où suis-je passée moi-même ?

Le lendemain matin, je surprends une conversation entre Charles et Isaac dans le couloir.

— Papa, tu viens voir mon match samedi ?
— Je ne sais pas si je pourrai… J’ai du travail.
— Tu dis toujours ça.

Isaac claque la porte de sa chambre. Je sens les larmes monter mais je me retiens. Je dois être forte pour mes enfants.

Le samedi arrive. Charles n’est pas là. J’accompagne Isaac au stade sous une pluie battante. Il marque un but magnifique mais son regard cherche désespérément son père dans les gradins vides. Après le match, il ne dit rien sur le chemin du retour.

Le dimanche matin, Megan frappe à ma porte avec deux cafés brûlants.

— Tu sais Alexandra… Moi aussi j’ai connu ça avec mon ex-mari. L’indifférence, c’est pire que les cris parfois.

Je fonds en larmes dans ses bras. Elle me serre fort et me dit :

— Tu n’es pas seule.

Mais je me sens terriblement seule quand même.

Les semaines passent et rien ne change. Charles rentre de plus en plus tard. Isaac s’enferme dans le silence. Deborah commence à sécher les cours et Megan s’inquiète pour elle aussi.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur les toits de notre immeuble à Villeurbanne, Charles rentre ivre. Il s’effondre sur le canapé sans un mot. Je ramasse ses chaussures dans l’entrée et je me surprends à penser : « Est-ce ça ma vie ? »

Le lendemain matin, il part sans un regard pour moi ni pour les enfants.

Je décide alors d’écrire une lettre à Charles :

« Charles,
Je ne sais plus comment te parler ni comment te retrouver. J’ai l’impression d’être invisible dans ta vie comme une ombre sur un mur blanc. Nos enfants souffrent de ton absence autant que moi. Si tu m’aimes encore, dis-le-moi. Sinon… laisse-moi partir dignement.
Alexandra »

Je laisse la lettre sur la table du salon et pars travailler le cœur lourd.

Le soir venu, la lettre n’a pas bougé d’un millimètre.

C’est là que je comprends que parfois, l’absence de réponse est déjà une réponse en soi.

Quelques jours plus tard, Megan m’invite chez elle avec Deborah et Logan pour un dîner simple mais chaleureux. On rit un peu, on parle beaucoup. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens vivante.

En rentrant chez moi ce soir-là, Isaac m’attend dans le couloir.

— Maman… Tu crois qu’on pourrait être heureux ailleurs ?

Je le serre contre moi en silence.

Aujourd’hui encore je me demande : combien de femmes vivent dans l’ombre d’un amour qui n’existe plus ? Combien d’enfants grandissent dans le froid d’une maison où personne ne se parle vraiment ? Est-ce qu’on a le droit de partir pour se sauver soi-même ?