Le Temps Perdu de Clément : Le Prix de l’Indifférence

« Tu viens encore de l’attendre pour rien, Clément ? » La voix de ma mère résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je serre mon portable dans la main, les yeux rivés sur l’écran vide. Pas de message, pas d’appel. Juste ce silence pesant qui s’installe chaque fois que Paul me pose un lapin.

Paul, c’était mon meilleur ami. Enfin, c’est ce que je croyais. Depuis le lycée à Lille, on partageait tout : les rêves de concerts à Paris, les virées nocturnes sur la Grand-Place, les confidences sur nos amours ratées. Mais depuis qu’il a décroché ce stage dans une start-up à Lyon, il n’est plus le même. Moi, je reste ici, à Lille, à attendre un signe de vie, à organiser des week-ends qu’il annule toujours à la dernière minute.

« Clément, tu devrais sortir avec tes autres amis », insiste ma sœur Camille en passant devant ma porte entrouverte. Elle ne comprend pas. Personne ne comprend. Paul, c’est plus qu’un ami pour moi. C’est comme un frère. Mais ce soir encore, il m’a laissé tomber. J’avais réservé deux places pour le concert de Clara Luciani, son artiste préférée. J’ai attendu devant la salle, sous la pluie fine du Nord, les mains tremblantes de froid et d’espoir. Il n’est jamais venu.

En rentrant chez moi, j’ai croisé le regard désolé du vigile qui m’a vu repartir seul. J’ai eu honte. Honte d’espérer encore, honte de me sentir si dépendant d’une amitié qui ne me rend rien.

Le lendemain matin, au petit-déjeuner, mon père pose sa tasse avec un soupir : « Tu sais Clément, il y a des gens qui ne savent pas apprécier ce qu’on leur donne. » Je détourne les yeux. Je sais qu’il parle de Paul, mais aussi de lui-même. Mon père a toujours été là pour sa famille, même quand ma mère s’absentait pour son travail d’infirmière de nuit. Il connaît la solitude des sacrifices non reconnus.

Je décide d’appeler Paul une dernière fois. La sonnerie retentit longtemps avant qu’il décroche enfin :

— Allô ?
— Paul… Tu vas bien ?
— Oui, désolé mec, j’étais occupé…
— Tu sais que j’ai attendu hier soir ?
— Ah mince… J’ai complètement zappé, désolé…

Sa voix est lointaine, presque gênée. Mais il ne propose pas de se rattraper. Il ne demande même pas comment je vais.

— Écoute, Clément… Je crois qu’on s’éloigne un peu en ce moment. J’ai beaucoup de boulot ici…

Je sens une boule se former dans ma gorge. Je voudrais lui hurler que moi aussi j’ai une vie, que moi aussi je pourrais être occupé ailleurs. Mais je n’y arrive pas.

Après avoir raccroché, je reste assis sur mon lit, le regard perdu dans le vide. Les souvenirs affluent : nos fous rires dans la cour du lycée Faidherbe, nos promesses de ne jamais se laisser tomber… Tout ça semble si loin.

Les semaines passent. Je tente de me convaincre que je n’ai pas besoin de lui. Je sors avec Camille et ses amis, je m’inscris à un atelier photo au centre social du quartier Wazemmes. Mais chaque fois que mon portable vibre, j’espère que c’est lui.

Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres du salon familial, ma mère s’assoit près de moi :

— Tu sais Clément, parfois il faut accepter que certaines personnes ne sont que de passage dans notre vie.

Je hoche la tête sans répondre. Elle me prend la main et ajoute :

— Ce n’est pas toi qui es en faute.

Ces mots me touchent plus que je ne veux l’admettre.

La veille de Noël, alors que toute la famille se réunit autour d’une raclette improvisée (tradition chez nous), je reçois un message inattendu :

« Salut Clément, joyeux Noël ! Désolé pour tout… J’espère qu’on pourra se revoir un jour. »

Je relis le message plusieurs fois. Il n’y a ni excuse sincère ni proposition concrète. Juste quelques mots jetés comme une bouée à la mer.

Camille me regarde du coin de l’œil :

— C’est lui ?

Je souris tristement :

— Oui… Mais c’est trop tard maintenant.

Cette nuit-là, je réalise que j’ai passé trop de temps à attendre quelqu’un qui ne viendra plus. Que mon temps vaut plus que l’indifférence d’un ami perdu dans ses propres priorités.

Aujourd’hui encore, il m’arrive d’y penser en traversant la place Rihour ou en passant devant notre ancien lycée. Mais j’ai appris à investir mon temps ailleurs : dans ma passion pour la photo, dans ma famille qui m’aime sans condition, dans des amitiés nouvelles et sincères.

Parfois je me demande : pourquoi donne-t-on autant à ceux qui ne savent pas recevoir ? Et vous, avez-vous déjà perdu votre temps pour quelqu’un qui n’en valait pas la peine ?