Le silence de mon foyer : le rêve brisé d’une famille parfaite

« Tu ne comprends donc jamais rien ! » La voix de Guillaume résonne encore dans le couloir, alors que je m’effondre sur le carrelage froid de la cuisine, les mains tremblantes autour de ma tasse de thé. Il est vingt-deux heures, les enfants dorment enfin, et je me demande comment nous en sommes arrivés là. Je ferme les yeux, espérant que le silence de la maison apaisera le tumulte dans ma tête. Mais ce soir, comme tant d’autres soirs, la vérité me ronge : je n’ai jamais eu la fille dont j’ai tant rêvé.

Depuis mon adolescence à Tours, j’imaginais une vie simple : un mari aimant, des enfants rieurs, des repas du dimanche où tout le monde se retrouve autour d’un poulet rôti. J’ai rencontré Guillaume à la fac de lettres ; il était drôle, brillant, et il avait ce sourire qui me donnait l’impression d’être unique. Nous nous sommes mariés jeunes, trop jeunes peut-être, mais nous étions sûrs de nous. Très vite, sont arrivés Paul, puis Lucas, et enfin Théo. Trois garçons pleins de vie, qui remplissent la maison de cris et de rires. Mais au fond de moi, une petite voix murmurait toujours : « Et ta fille ? »

Je n’en ai jamais parlé à Guillaume. Il disait souvent : « Trois enfants, c’est déjà bien assez ! » Et puis il y avait le travail, les factures, la fatigue… Je me suis tue, persuadée que ce manque finirait par s’estomper. Mais il ne s’est jamais effacé. Au contraire, il s’est transformé en une douleur sourde chaque fois que je croisais une petite fille dans la rue, chaque fois que je voyais une robe rose dans une vitrine.

Ce soir-là, tout a explosé. Guillaume est rentré tard du travail, encore une fois. Il a à peine regardé les enfants avant de s’enfermer dans son bureau. J’ai préparé le dîner seule, comme d’habitude. À table, Paul a renversé son verre de lait sur la nappe propre et Guillaume a levé les yeux au ciel :

— Tu ne peux pas faire attention ?

J’ai senti la colère monter en moi. Ce n’était pas contre Paul, ni même contre Guillaume. C’était contre cette vie qui ne ressemblait plus à celle que j’avais imaginée. Après le repas, alors que je rangeais la cuisine, Guillaume est venu me voir.

— Tu fais encore la tête ?

— Non… Je suis juste fatiguée.

— Tu es toujours fatiguée. On dirait que rien ne te fait plaisir.

J’ai voulu lui dire la vérité. Lui avouer que j’avais l’impression d’étouffer dans cette maison pleine de garçons, que je rêvais d’une complicité mère-fille qui n’existerait jamais. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

— Tu ne comprends pas…

Il a haussé les épaules et est reparti dans son bureau. J’ai éclaté en sanglots silencieux.

Les jours suivants ont été un enchaînement de routines mécaniques : lever les enfants, préparer les petits-déjeuners, courir après le bus scolaire, gérer mon mi-temps à la médiathèque municipale. Les collègues me demandaient si ça allait ; je souriais en disant oui. Mais le soir venu, je m’asseyais sur le lit vide de la chambre d’amis — celle qui aurait pu être celle de ma fille — et je pleurais.

Un samedi matin, alors que Guillaume emmenait les garçons au foot, ma mère m’a appelée.

— Linda, tu as l’air absente ces derniers temps. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Je n’ai pas pu mentir.

— Maman… J’aurais voulu une fille.

Un silence gênant s’est installé.

— Tu as trois beaux garçons en bonne santé…

— Je sais ! Mais ce n’est pas pareil…

Elle a soupiré.

— Tu sais, ton père aussi voulait un garçon après toi et ta sœur. Il ne l’a jamais eu. On apprend à vivre avec ce qu’on a.

Mais moi je n’y arrivais pas. Je me sentais coupable d’être ingrate alors que tant de femmes n’arrivent même pas à avoir d’enfants. Pourtant ce manque me dévorait.

Un soir d’automne, alors que je rangeais des cartons dans le grenier, je suis tombée sur une vieille boîte remplie de vêtements pour bébé : des bodies bleus et verts, des pyjamas usés… et au fond, une petite robe rose offerte par ma meilleure amie Claire « au cas où ». Je l’ai serrée contre moi et j’ai éclaté en sanglots.

Guillaume m’a trouvée là-haut, recroquevillée sur le plancher poussiéreux.

— Linda… Qu’est-ce qui se passe ?

Cette fois-ci, je n’ai pas pu retenir mes mots.

— J’aurais voulu une fille… J’en rêve depuis toujours… Et j’ai l’impression d’avoir raté quelque chose d’essentiel dans ma vie.

Il s’est assis à côté de moi sans rien dire pendant un long moment. Puis il a posé sa main sur la mienne.

— Je ne savais pas… Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— Parce que j’avais honte… Parce que j’ai peur que tu penses que nos garçons ne me suffisent pas…

Il a soupiré longuement.

— Moi aussi parfois je me demande si on aurait dû essayer encore… Mais tu sais, on ne peut pas tout contrôler dans la vie.

Nous sommes restés là-haut longtemps, sans parler. Pour la première fois depuis des années, j’ai senti que mon chagrin était entendu.

Les semaines suivantes ont été différentes. Nous avons commencé à parler plus souvent de nos regrets et de nos envies. J’ai proposé à Guillaume d’accueillir une jeune fille au pair pour l’été ; il a accepté sans hésiter. Quand Camille est arrivée chez nous en juillet, elle a apporté un vent de fraîcheur dans la maison. Les garçons l’adoraient et moi aussi. J’ai découvert qu’il était possible de créer des liens féminins autrement.

Mais parfois, la douleur revient comme une vague sourde. Lorsqu’une amie annonce qu’elle attend une fille ou quand je croise une mère et sa petite main dans la rue… Je souris mais mon cœur se serre toujours un peu.

Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce égoïste de vouloir plus que ce qu’on a ? Peut-on vraiment faire le deuil d’un rêve qui n’a jamais existé ? Et vous… avez-vous déjà ressenti ce manque qui ne s’explique pas ?