Le Roi sans Domicile : L’histoire de Maxime, champion d’échecs des rues de Lyon
— Tu crois qu’on va encore dormir dehors ce soir ?
La voix de ma petite sœur Camille tremble dans l’air froid du soir. Je serre sa main, glacée comme la mienne. Maman ne répond pas. Elle fixe le sol, ses yeux rougis par la fatigue et l’humiliation. Nous sommes assis sur un banc du parc de la Tête d’Or, nos sacs plastiques à nos pieds, nos vies réduites à quelques vêtements et un vieux jeu d’échecs en bois trouvé dans une benne.
Je m’appelle Maxime. J’ai quinze ans, et depuis six mois, nous n’avons plus de maison. Papa est parti un matin, sans un mot. Maman a perdu son travail à la boulangerie. Les dettes se sont accumulées, et la porte de notre appartement s’est refermée derrière nous pour toujours.
Au début, j’avais honte. Je cachais mon visage sous ma capuche quand je croisais des camarades du collège. Mais très vite, la honte a laissé place à la colère. Pourquoi nous ? Pourquoi moi ?
Un matin, alors que Camille dormait encore, j’ai ouvert le vieux coffret d’échecs. Les pièces étaient ébréchées, mais il ne manquait rien. Je me suis souvenu des parties que je jouais avec mon grand-père à Clermont-Ferrand, avant qu’il ne parte lui aussi. J’ai installé l’échiquier sur le banc et j’ai commencé à jouer contre moi-même.
— Tu joues bien, petit.
C’était Gérard, un retraité qui promenait son chien tous les matins. Il s’est assis à côté de moi et a déplacé un pion blanc.
— Tu veux apprendre quelques astuces ?
C’est ainsi que tout a commencé. Chaque matin, Gérard venait me retrouver. Il m’apprenait des ouvertures, des sacrifices, des mat en trois coups. Il me parlait de parties célèbres, de joueurs français comme Étienne Bacrot ou Marie Sebag. Il m’a même offert un livre jauni : « Les Échecs pour les Nuls ».
Rapidement, d’autres habitués du parc se sont intéressés à nos parties. Certains pariaient des cafés sur mes victoires. D’autres me donnaient des conseils ou me défiaient. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais exister.
Mais le soir venu, la réalité reprenait ses droits : trouver un endroit où dormir sans se faire chasser par la police municipale ou les bandes du quartier. Maman pleurait souvent en silence. Camille faisait semblant de ne pas avoir faim.
Un jour de pluie battante, Gérard m’a proposé d’aller au club d’échecs du quartier Croix-Rousse.
— Tu as du talent, Maxime. Là-bas, tu pourrais t’entraîner pour de vrai.
J’ai hésité. J’avais peur qu’on me juge à cause de mes vêtements sales et de mon odeur de nuit blanche. Mais Gérard a insisté.
Au club, tout le monde m’a regardé bizarrement au début. Mais dès que j’ai commencé à jouer, les regards ont changé. J’ai battu trois adultes d’affilée. Le président du club, Monsieur Lefèvre, m’a proposé une inscription gratuite.
C’est là que ma vie a basculé.
Chaque soir après le club, je retrouvais ma famille sous le porche d’une église ou dans une station de métro. Mais chaque jour, je progressais aux échecs. J’ai participé à mon premier tournoi départemental : j’ai terminé deuxième. Puis au régional : premier.
Les médias locaux ont commencé à parler du « prodige sans-abri ». Certains camarades du collège m’ont reconnu sur France 3 Rhône-Alpes. Les professeurs ont changé d’attitude avec moi : ils me proposaient des repas chauds à la cantine et des livres pour réviser.
Mais tout n’était pas rose. Un soir, alors que je rentrais du club avec Camille, un groupe de jeunes nous a encerclés près de la Part-Dieu.
— Alors le clochard, tu te prends pour un champion ?
Ils m’ont frappé et volé mon jeu d’échecs. Camille a hurlé jusqu’à ce qu’un passant intervienne.
J’ai eu envie d’abandonner ce soir-là. Mais Gérard est venu me voir à l’hôpital.
— Maxime, tu as une revanche à prendre sur la vie. Ne laisse pas la haine gagner.
J’ai repris l’entraînement avec plus d’acharnement encore. J’ai été sélectionné pour le championnat national junior à Paris.
Le jour J, Maman et Camille étaient dans les gradins grâce à une collecte organisée par le club. Je portais une chemise propre prêtée par Monsieur Lefèvre.
La finale a duré quatre heures. Mon adversaire s’appelait Antoine Dubois, fils d’un grand maître international parisien. Il avait tout : le talent, les moyens, la confiance en lui.
Mais moi, j’avais la rage de vaincre et le souvenir de toutes ces nuits froides sous les ponts lyonnais.
Quand j’ai annoncé « échec et mat », j’ai vu les larmes couler sur les joues de Maman. Camille a sauté dans mes bras.
Grâce à la prime du tournoi et au soutien des associations locales, nous avons pu louer un petit appartement à Villeurbanne. Maman a retrouvé un emploi dans une librairie solidaire. Camille va à l’école tous les jours avec le sourire.
Aujourd’hui encore, je retourne jouer au parc de la Tête d’Or avec Gérard et les habitués. Je donne des cours aux enfants du quartier qui n’ont pas toujours eu de chance dans la vie.
Parfois je me demande : combien d’enfants dorment encore dehors ce soir alors qu’ils pourraient devenir rois eux aussi ? Est-ce vraiment le hasard qui décide qui aura sa chance ?