Le jour où Raymond a voulu donner une leçon à Maman
« Tu es sûr de toi, Raymond ? » ai-je murmuré à mon frère alors que nous attendions sur le palier, la pluie battant contre les volets de la maison familiale à Angers. Il m’a lancé ce regard déterminé, celui qu’il arborait enfant quand il s’apprêtait à faire une bêtise. « Ce soir, Maman va comprendre ce que ça fait de juger sans connaître. »
Tout a commencé il y a trois semaines, lors d’un déjeuner dominical. Maman, assise droite comme un i, avait lancé à Raymond : « Tu as 28 ans, il serait temps de te poser et de trouver une fille bien. Pas une de ces… excentriques que tu fréquentes. » Raymond avait serré la mâchoire, mais n’avait rien dit. Moi, j’avais senti la tension monter, comme à chaque fois que Maman abordait le sujet du mariage.
Raymond n’a jamais été du genre à suivre les règles. Il a toujours aimé provoquer, tester les limites. Mais ce soir-là, il avait décidé d’aller plus loin. Il m’a appelée deux jours avant : « Élodie, je vais présenter ma fiancée à Maman dimanche. Prépare-toi à voir du spectacle. »
Quand la porte s’est ouverte, Maman nous a accueillis avec son sourire crispé. Papa, fidèle à lui-même, s’est contenté d’un hochement de tête. Puis Raymond a fait entrer Camille.
Camille… Je ne l’avais jamais vue auparavant. Elle portait une robe noire déchirée, des bottes militaires et un maquillage sombre qui lui donnait un air de sorcière sortie d’un film gothique. Ses cheveux étaient teints en bleu électrique et elle arborait plusieurs piercings au visage. Le silence s’est abattu sur la pièce.
Maman a cligné des yeux, déconcertée : « Raymond… c’est… ta fiancée ? »
Raymond a pris la main de Camille : « Oui, Maman. Je t’ai écoutée. Je veux me marier avec Camille. »
Le dîner a été un supplice. Maman lançait des regards assassins à Raymond, tandis que Papa fixait son assiette comme si elle allait lui révéler le secret du bonheur conjugal. Camille, elle, semblait s’amuser de la situation. Elle racontait des anecdotes sur ses tatouages, ses concerts de métal et ses voyages en stop à travers l’Europe.
À un moment, Maman n’a plus tenu : « Raymond, tu es sérieux ? Tu veux vraiment épouser… cette fille ? »
Raymond a explosé : « Oui ! Parce que tu ne vois jamais au-delà des apparences ! Tu passes ton temps à juger mes choix, à vouloir que je rentre dans ton moule ! Mais moi, je veux être libre ! »
Un silence glacial a suivi. J’ai vu les larmes monter aux yeux de Maman. Elle s’est levée brusquement et est sortie dans le jardin sous la pluie.
Je me suis levée pour la rejoindre. Je l’ai trouvée assise sur le banc, trempée mais droite comme toujours.
« Pourquoi tu fais ça, Élodie ? Pourquoi il me déteste autant ? »
J’ai pris une grande inspiration : « Il ne te déteste pas, Maman. Mais il veut que tu l’acceptes tel qu’il est. Pas comme tu voudrais qu’il soit. »
Elle a éclaté en sanglots : « J’ai juste peur pour lui… Je veux qu’il soit heureux ! »
Je l’ai serrée dans mes bras. Derrière nous, la lumière du salon filtrait à travers les rideaux. On entendait la voix grave de Papa qui tentait maladroitement de détendre l’atmosphère avec Camille.
Quand nous sommes revenues à l’intérieur, Raymond et Camille étaient debout dans l’entrée.
« Maman… » Raymond avait la voix tremblante. « Camille n’est pas vraiment ma fiancée. C’est une amie qui a accepté de m’aider à te montrer que tu juges trop vite les gens. Je voulais juste que tu comprennes ce que je ressens à chaque fois que tu critiques mes choix. »
Maman est restée figée quelques secondes avant de s’effondrer sur une chaise.
Camille s’est approchée : « Madame Dubois, je ne suis peut-être pas la belle-fille idéale… mais votre fils mérite d’être aimé pour ce qu’il est. »
Un long silence a suivi. Puis Maman a murmuré : « Peut-être que j’ai été trop dure… Peut-être que j’ai eu tort de vouloir contrôler vos vies… »
Ce soir-là, rien n’a vraiment été résolu. Mais quelque chose avait changé dans le regard de Maman. Et Raymond aussi semblait apaisé.
En rentrant chez moi ce soir-là, je n’arrêtais pas de me demander : pourquoi est-ce si difficile d’accepter ceux qu’on aime tels qu’ils sont ? Est-ce qu’on finit toujours par ressembler à nos parents malgré nous ?