Le jour de mes soixante ans, mon mari m’a offert une enveloppe…
« Joyeux anniversaire, Claire. »
La voix de Paul tremblait à peine, mais je sentais déjà quelque chose d’étrange dans l’air. Il me tendit une enveloppe blanche, soigneusement fermée, avec mon prénom écrit à la main. Nous étions assis dans la salle à manger, la table dressée pour le dîner d’anniversaire que j’avais préparé moi-même, comme chaque année. Les bougies vacillaient, projetant des ombres sur les murs. J’ai souri, croyant deviner la surprise : des billets pour le théâtre, ou peut-être un week-end à Honfleur, comme il aimait le faire en cachette.
Mais quand j’ai ouvert l’enveloppe, mon souffle s’est arrêté. Les mots « Demande de divorce » m’ont sauté aux yeux. J’ai levé la tête vers Paul. Il me regardait avec un mélange de gêne et de soulagement, comme s’il venait enfin de déposer un fardeau trop lourd.
— Tu plaisantes ? ai-je murmuré, la gorge serrée.
Il a secoué la tête, incapable de soutenir mon regard. J’ai senti mes mains trembler. Tout s’est brouillé autour de moi : les rires de nos petits-enfants dans le salon, l’odeur du gratin dauphinois qui refroidissait, la lumière dorée du soir sur la nappe blanche.
— Je suis désolé, Claire… Je ne pouvais plus continuer comme ça. Je… je crois que je ne t’aime plus depuis longtemps.
J’ai éclaté de rire, un rire nerveux et douloureux qui a résonné dans la pièce vide. Qu’est-ce qu’on fait après quarante ans de mariage ? Qu’est-ce qu’on devient quand tout ce qu’on croyait solide s’effondre en une seconde ?
Je me suis levée brusquement, la chaise raclant le parquet. J’ai voulu crier, pleurer, le gifler peut-être. Mais rien n’est sorti. Je me suis contentée de regarder cet homme que je croyais connaître mieux que moi-même et qui me semblait soudain étranger.
— Tu as quelqu’un d’autre ?
Il a baissé les yeux. Un silence épais s’est installé.
— Elle s’appelle Sophie. Elle a trente-huit ans. On se connaît depuis deux ans…
J’ai cru que j’allais m’évanouir. Deux ans ? Cela voulait dire que pendant tout ce temps où je préparais ses plats préférés, où je m’inquiétais pour sa santé, il menait une double vie. J’ai pensé à nos enfants, à nos amis communs, à tous ces dimanches passés en famille dans notre maison de banlieue parisienne.
— Tu comptes leur dire quand ?
— Je… Je voulais qu’on en parle ensemble.
J’ai éclaté :
— Ensemble ? Il n’y a plus de « ensemble », Paul ! Tu viens de tout détruire !
Il a reculé, comme frappé par mes mots. J’ai quitté la pièce en claquant la porte derrière moi. Dans la salle de bains, je me suis effondrée contre le lavabo. Mon reflet dans le miroir me renvoyait l’image d’une femme fatiguée, les rides plus profondes que jamais, les yeux rougis par les larmes.
Les jours suivants ont été un cauchemar éveillé. Paul a dormi sur le canapé, évitant mon regard. Nos enfants sont venus le dimanche suivant ; ils ont compris tout de suite que quelque chose n’allait pas. Camille, notre fille aînée, m’a prise dans ses bras sans rien dire. Antoine, notre fils cadet, a serré les poings en silence.
— Papa… comment as-tu pu faire ça à maman ?
Paul n’a pas su répondre. Camille a pleuré avec moi dans la cuisine pendant qu’Antoine emmenait son père dehors pour parler « entre hommes ».
Les semaines ont passé. J’ai dû affronter les regards des voisins, les murmures à la boulangerie : « Vous avez vu ? Paul quitte Claire pour une plus jeune… » J’avais honte et j’étais furieuse à la fois. Comment avais-je pu ne rien voir venir ? Avais-je été trop occupée par les autres pour voir que mon couple se fissurait ?
Un soir, alors que je rangeais les photos de famille dans un carton – incapable de les regarder sans pleurer – Camille m’a appelée.
— Maman… tu ne dois pas rester seule. Viens passer quelques jours chez nous à Lyon.
J’ai hésité. Tout quitter à soixante ans ? Recommencer ailleurs ? Mais rester ici me tuait à petit feu.
J’ai pris le train pour Lyon un matin gris de novembre. Dans le compartiment, j’ai croisé le regard d’une femme de mon âge qui lisait un roman d’Annie Ernaux. Elle m’a souri timidement et nous avons parlé tout le trajet. Elle aussi venait de divorcer après trente-cinq ans de mariage.
— On croit toujours que ça n’arrive qu’aux autres… Mais parfois, c’est une chance déguisée.
Ses mots m’ont accompagnée toute la semaine suivante. Chez Camille, j’ai retrouvé un peu de chaleur humaine : les rires des petits-enfants, l’odeur du café le matin, les promenades sur les quais du Rhône.
Mais chaque soir, la solitude me rattrapait. Qui étais-je sans Paul ? Sans ce rôle d’épouse dévouée qui avait été toute ma vie ?
Un jour, Camille m’a proposé d’aller à un atelier d’écriture pour femmes séparées ou divorcées. J’y suis allée sans conviction… et j’y ai trouvé un groupe de femmes formidables : Marie-France qui avait quitté son mari violent à cinquante-cinq ans ; Hélène qui découvrait enfin sa passion pour la peinture ; Nadine qui osait voyager seule pour la première fois.
Peu à peu, j’ai repris goût à la vie. J’ai commencé à écrire mon histoire – notre histoire – sur des cahiers d’écolier. J’ai ri avec ces femmes qui comprenaient ma douleur sans jugement.
Paul a refait sa vie avec Sophie ; ils vivent maintenant dans un appartement moderne du 15ème arrondissement. Nos enfants lui parlent encore mais gardent leurs distances. Moi, j’apprends à vivre autrement : je prends des cours de yoga, je vais au cinéma seule et parfois même au théâtre – pour moi cette fois-ci.
Aujourd’hui, cela fait un an que j’ai reçu cette enveloppe blanche. Je ne dirai pas que je suis heureuse tous les jours ; il y a encore des soirs où la tristesse me submerge. Mais je sais maintenant que ma vie ne s’arrête pas à soixante ans.
Est-ce qu’on peut vraiment recommencer à zéro après avoir tout perdu ? Est-ce que la trahison efface quarante ans d’amour partagé ? Je n’ai pas toutes les réponses… Mais peut-être que vous, vous en avez ?