Le Dernier Retour à Saint-Aubin
« Tu pourrais vendre ton appartement et revenir ici, tu sais. La famille a besoin de toi. »
La voix de Zoé résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme une lame. Je serre la mâchoire, les yeux rivés sur la nappe en toile cirée de la cuisine familiale. Autour de moi, l’odeur du café filtre et du pain grillé ne suffit pas à masquer la tension qui s’est installée. Ma mère, assise en face, évite mon regard. Mon frère, Luc, tripote nerveusement son mug. Je sens le rouge me monter aux joues.
« Tu plaisantes, j’espère ? » Ma voix tremble, mais je tente de garder mon calme. « J’ai construit ma vie à Paris. Mon travail, mes amis… tout est là-bas. »
Zoé hausse les épaules, l’air de celle qui sait mieux que tout le monde. « Ici, on a besoin de toi. Maman fatigue, la ferme ne tourne plus comme avant. Et puis… tu n’as pas d’enfants, tu pourrais bien revenir aider, non ? »
C’est la phrase de trop. Je me lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage. « Parce que je n’ai pas d’enfants, ma vie vaut moins que la vôtre ? »
Un silence glacial s’abat sur la pièce. Je sens les larmes me monter aux yeux mais je refuse de leur donner ce plaisir. Je prends mon sac et claque la porte derrière moi.
Sur le chemin du retour vers Paris, la campagne défile derrière la vitre du train. Les champs jaunes, les vaches paisibles… tout ce qui autrefois m’apaisait me donne aujourd’hui la nausée. Je repense à mon enfance à Saint-Aubin : les dimanches à courir dans les prés avec Luc, les tartes aux pommes de maman, les disputes avec Zoé pour une place sur la balançoire. Mais aujourd’hui, tout cela me semble loin, presque étranger.
Arrivée chez moi, je m’effondre sur le canapé. Mon appartement parisien, si petit mais si précieux, m’accueille comme un cocon. Je me répète que je ne retournerai jamais là-bas. Plus jamais.
Mais le lendemain matin, alors que le soleil perce à peine à travers les rideaux, on sonne à ma porte. J’ouvre à contrecoeur : c’est Luc, un panier de pommes sous le bras.
« Salut Claire… Je peux entrer ? »
Je soupire mais m’écarte pour le laisser passer. Il pose le panier sur la table et s’assied timidement.
« Je suis désolé pour hier… Zoé a été trop loin. Maman ne voulait pas te mettre la pression non plus. »
Je croise les bras sur ma poitrine, méfiante : « Et toi ? Tu penses aussi que je devrais tout quitter pour revenir ici ? »
Il baisse les yeux : « Je sais que c’est injuste. Mais on est tous fatigués… La ferme va mal depuis que papa est parti. Maman ne veut pas vendre, tu la connais… Et Zoé se sent seule avec ses trois enfants. »
Je sens la colère refluer, remplacée par une immense tristesse. « J’ai travaillé dur pour avoir cette vie-là… Pourquoi est-ce toujours à moi qu’on demande de sacrifier ? »
Luc ne répond pas tout de suite. Il sort une pomme du panier et la fait rouler entre ses mains.
« Tu sais… Quand tu es partie à Paris, j’étais jaloux. Je t’en ai voulu de nous laisser seuls avec tout ça. Mais aujourd’hui… je comprends pourquoi tu l’as fait. »
Je détourne les yeux pour cacher mes larmes.
« On ne te demande pas de tout abandonner… Mais peut-être qu’on pourrait trouver une solution ensemble ? »
Je ris jaune : « Une solution ? Comme quoi ? Travailler à distance depuis la ferme ? Faire des allers-retours tous les week-ends ? Ce n’est pas une vie ! »
Luc hausse les épaules : « Peut-être pas… Mais on pourrait vendre une partie des terres ? Ou louer les bâtiments inutilisés ? Il faut qu’on en parle tous ensemble, sans que Zoé décide pour tout le monde… »
Un silence s’installe. Je regarde le panier de pommes : elles viennent du vieux pommier derrière la maison familiale. Un goût d’enfance me revient en bouche.
« Tu sais ce que maman m’a dit hier soir après ton départ ? » Luc relève la tête vers moi. « Elle a dit qu’elle avait peur de te perdre pour de bon… Que tu étais son dernier lien avec l’avenir. »
Je sens mon cœur se serrer. Ma mère n’a jamais su dire les choses autrement qu’avec des silences ou des gestes maladroits.
Luc se lève et me serre dans ses bras : « On t’aime tous, même si on ne sait pas toujours comment te le montrer… »
Je reste là un moment, blottie contre lui comme quand nous étions enfants.
Après son départ, je reste seule face à mes pensées. La colère a laissé place au doute : ai-je eu raison de couper les ponts si brutalement ? Est-ce égoïste de vouloir préserver ma vie parisienne ? Ou bien est-ce normal de refuser un sacrifice qu’on n’a jamais choisi ?
Je regarde par la fenêtre les toits gris de Paris et je me demande : combien d’entre nous vivent ce tiraillement entre racines et liberté ? Faut-il forcément choisir entre soi et sa famille ?