Le Dernier Lancer de Baptiste Lefèvre
— Tu veux vraiment que je te dise la vérité, maman ? Je suis terrifié.
Ma voix tremble dans la cuisine, alors que le soleil du matin peine à réchauffer les carreaux. Ma mère, Françoise, s’arrête net, la tasse de café suspendue dans l’air. Elle me regarde, les yeux rougis par une nuit sans sommeil. Je viens de lui annoncer ce que je n’ai pas encore réussi à accepter moi-même : « Stade trois, maman. Stade trois. »
Je m’appelle Baptiste Lefèvre. J’ai vingt-huit ans et je lance des balles à 140 km/h pour les Dragons de Rouen. Jusqu’à hier, mon plus grand souci était de rater une manche ou de me disputer avec mon frère cadet, Julien, qui trouve que je ne suis jamais assez présent pour la famille. Mais aujourd’hui, tout a changé.
La veille, dans le cabinet du docteur Morel, j’ai entendu ces mots qui résonnent encore dans ma tête : « cancer du côlon, stade avancé ». Je n’ai rien compris sur le moment. J’ai fixé le poster d’un paysage breton accroché au mur, cherchant à m’accrocher à autre chose qu’à la peur qui me broyait le ventre.
— Baptiste, tu dois être fort, souffle ma mère en posant sa main sur la mienne. Mais je vois bien qu’elle n’y croit pas plus que moi.
Mon père, Gérard, est resté silencieux depuis l’annonce. Il a juste serré les dents et allumé une cigarette sur le balcon, lui qui avait arrêté depuis dix ans. Julien, lui, n’a pas décroché un mot. Il a quitté la maison en claquant la porte. Je sais qu’il m’en veut d’avoir caché mes douleurs abdominales pendant des mois, de ne pas avoir consulté plus tôt.
Le soir même, je reçois un message de mon entraîneur, Monsieur Delmas :
« Baptiste, prends soin de toi. L’équipe pense à toi. On t’attend sur le terrain quand tu seras prêt. »
Mais serai-je jamais prêt ?
Les jours suivants s’enchaînent entre rendez-vous médicaux et discussions interminables avec les infirmières du CHU de Rouen. On me parle de chimiothérapie, d’effets secondaires, de fatigue extrême. Je pense à mes bras qui trembleront peut-être trop pour tenir une balle, à mes jambes qui ne me porteront plus jusqu’au monticule.
Un soir, alors que je tente d’avaler une soupe fade préparée par ma mère, Julien rentre enfin. Il s’assoit en face de moi sans un mot. Le silence est lourd.
— Pourquoi tu nous as rien dit ? lâche-t-il soudainement. Tu crois qu’on est trop faibles pour encaisser ?
Je baisse les yeux. Je ne sais pas quoi répondre.
— T’es pas tout seul dans cette histoire, tu comprends ? On va se battre avec toi.
Ses mots me touchent plus que je ne veux l’admettre. Pour la première fois depuis longtemps, je sens mes larmes couler sans pouvoir les retenir.
La première séance de chimio est un choc. L’odeur aseptisée de l’hôpital me donne la nausée avant même que le produit ne coule dans mes veines. Une infirmière au sourire triste me parle doucement :
— Tu fais quoi dans la vie ?
— Je lance des balles… enfin, je lançais.
— Tu lanceras encore. Peut-être différemment, mais tu lanceras.
Je veux la croire. Mais chaque jour qui passe me rappelle ce que je perds : mes cheveux tombent par poignées sous la douche ; mon corps s’affaiblit ; mon moral vacille.
Un soir d’avril, alors que la pluie martèle les vitres, mon père entre dans ma chambre avec une vieille boîte en carton. Il l’ouvre et en sort mon premier gant de baseball.
— Tu te souviens du tournoi à Caen ? Tu avais neuf ans…
Je souris malgré moi.
— Tu avais lancé comme un fou ce jour-là. Même quand tu as eu mal au bras, tu as continué. Tu n’as jamais abandonné.
Il pose le gant sur mon lit et sort sans un mot de plus. Je comprends alors que c’est sa façon à lui de me dire qu’il croit en moi.
Les semaines passent et la routine des traitements s’installe. Ma mère s’accroche à ses prières ; mon père s’occupe du jardin comme si chaque mauvaise herbe arrachée était un pas vers ma guérison ; Julien m’accompagne parfois à l’hôpital et me parle de tout sauf de la maladie.
Mais il y a aussi les moments où tout s’effondre : quand je surprends ma mère en train de pleurer dans la salle de bains ; quand mon père casse un verre en criant qu’il ne supporte plus cette injustice ; quand Julien rentre ivre d’une soirée pour oublier ce qui nous ronge tous.
Un matin de juin, alors que je me sens particulièrement faible, je reçois une lettre signée par toute l’équipe des Dragons :
« On t’attend sur le terrain pour le dernier match de la saison. Même si tu ne lances qu’une balle, ce sera déjà une victoire. »
Je décide alors de me battre non seulement pour moi mais aussi pour eux, pour ma famille qui souffre en silence et pour tous ceux qui croient encore en moi.
Le jour du match arrive. Je suis épuisé mais déterminé. En entrant sur le terrain sous les applaudissements du public rouennais, je sens une force nouvelle m’envahir. Je lance une balle — une seule — mais elle traverse le marbre comme un cri d’espoir.
Ce soir-là, entouré des miens dans les vestiaires, je comprends que même si la maladie m’a tout pris ou presque, elle ne pourra jamais m’enlever l’amour des miens ni ma rage de vivre.
Est-ce que j’aurais eu la même force sans eux ? Est-ce qu’on peut vraiment se relever seul face à l’injustice ? Qu’en pensez-vous ?