Le Chant d’Élise : Quand la Vie Tient à un Fil
— Maman, tu vas mourir ?
La voix de Lucie, ma fille de huit ans, fend le silence de la chambre d’hôpital. Je serre sa petite main moite dans la mienne, tentant de masquer la panique qui me broie le ventre. Les néons blafards, l’odeur d’antiseptique, le bip régulier du moniteur cardiaque : tout me rappelle que je ne suis plus chez moi, mais prisonnière d’un corps qui me trahit.
— Non, ma chérie. Je vais guérir, tu verras. On rentrera bientôt à la maison.
Je mens. Je le sens. La gastro-entérite aiguë qui m’a conduite ici n’est que la partie visible de l’iceberg. Depuis des mois, je me bats contre une fatigue qui m’écrase, des douleurs qui me réveillent la nuit. Mais je n’ai rien dit à personne. Pas même à Paul, mon mari. Surtout pas à Paul.
Il entre justement à cet instant, les traits tirés, un bouquet de pivoines à la main. Il pose un baiser sur mon front, évite mon regard.
— Comment tu te sens ?
— Comme une vieille chaussette oubliée sous un lit, je plaisante faiblement.
Il sourit à peine. Lucie s’est réfugiée dans ses bras. Je sens leur inquiétude flotter dans l’air, lourde et collante.
La porte s’ouvre sur ma mère. Elle débarque comme une tornade, son sac à main battant contre sa hanche.
— Élise ! Tu n’as pas mangé ce matin ? Tu dois te forcer !
Je soupire. Depuis mon enfance, elle croit que tout se règle avec une soupe ou une compote. Mais aujourd’hui, même avaler une gorgée d’eau me coûte.
— Laisse-la tranquille, maman, intervient Paul.
— Je ne fais que m’inquiéter !
Le ton monte. Lucie se met à pleurer. Je ferme les yeux. J’aimerais disparaître.
La nuit tombe sur Paris. Les bruits du couloir s’estompent. Je suis seule avec mes pensées et la peur qui me ronge. Je repense à mon enfance à Lyon, aux disputes entre mes parents, à mon père qui est parti sans un mot quand j’avais dix ans. J’ai toujours voulu être forte pour ne pas reproduire leurs erreurs. Mais ce soir, je me sens aussi fragile qu’une feuille morte.
Un infirmier entre discrètement.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
Je secoue la tête. Il sourit gentiment.
— Vous savez… parfois, quand j’étais malade petit, ma mère me chantait « La Vie en rose ». Ça ne guérissait pas tout, mais ça aidait à tenir.
Il sort. Je reste là, bouleversée par sa simplicité. Et soudain, une idée folle germe en moi.
Le lendemain matin, alors que Paul et Lucie arrivent avec des croissants tièdes, je leur demande :
— Vous voulez qu’on chante ?
Ils me regardent comme si j’étais devenue folle.
— Chanter quoi ? demande Lucie en reniflant.
— N’importe quoi ! Une chanson qu’on aime tous les trois.
Paul hésite puis commence doucement :
— « Aux Champs-Élysées… »
Lucie éclate de rire et se joint à lui. Ma voix tremble mais je les suis. Les notes résonnent dans la chambre stérile, chassant pour un instant la peur et la douleur.
C’est devenu notre rituel. Chaque matin, une chanson différente : « La Mer », « Je te promets », « L’Amour existe encore ». Les infirmières s’arrêtent parfois devant la porte pour écouter. Même ma mère finit par sourire en nous entendant.
Mais la maladie ne recule pas devant quelques refrains joyeux. Les analyses tombent : il y a des complications. Je dois rester plus longtemps à l’hôpital. Paul s’énerve contre les médecins :
— Vous ne faites pas assez ! Ma femme souffre !
Ma mère pleure en silence dans le couloir. Lucie refuse d’aller à l’école.
Un soir, alors que tout le monde est parti, je reçois un appel inattendu. C’est mon père. Celui qui m’a abandonnée il y a vingt-six ans.
— Élise… Je suis désolé… J’ai appris pour ta maladie… Est-ce que je peux venir te voir ?
Je reste muette. Tant d’années de colère et de tristesse remontent à la surface.
— Pourquoi maintenant ?
Sa voix tremble :
— Parce que j’ai peur de ne jamais avoir le temps de te dire que je t’aime.
Je raccroche sans répondre. Toute la nuit, je tourne en rond dans mon lit d’hôpital. Pardonner ? Oublier ? Est-ce que ça changerait quelque chose ?
Le lendemain matin, je demande à Paul :
— Tu crois qu’on peut vraiment changer ? Qu’on peut réparer ce qui a été brisé ?
Il me prend la main :
— On peut toujours essayer.
Quelques jours plus tard, mon père franchit la porte de ma chambre. Il a vieilli, ses cheveux sont blancs comme neige. Il s’assoit au bord du lit sans oser me toucher.
— Je suis désolé pour tout…
Je pleure enfin toutes les larmes que j’avais retenues depuis l’enfance. Il pose sa main sur la mienne et nous restons là, silencieux mais ensemble.
La maladie recule lentement. Je sors enfin de l’hôpital après trois semaines de combat acharné. À la maison, Lucie a accroché des dessins partout dans le salon : des arcs-en-ciel, des cœurs, des notes de musique.
Paul me serre fort contre lui :
— On a eu peur de te perdre…
Je regarde ma famille réunie autour de moi — même mon père est là — et je comprends que la vie tient parfois à un fil… mais qu’il suffit d’une chanson pour rallumer la lumière.
Est-ce qu’on peut vraiment tout réparer avec l’amour et le pardon ? Ou bien certaines blessures restent-elles ouvertes pour toujours ? Qu’en pensez-vous ?