Le banc du parc et les souvenirs oubliés

— Madame, excusez-moi… Est-ce que je pourrais… juste un instant… tenir vos petites filles ?

Sa voix tremblait, à peine audible sous le vent d’avril qui faisait danser les feuilles du parc Monceau. Je me suis retournée, surprise, serrant un peu plus fort la poussette où dormaient mes jumelles, Camille et Juliette. L’homme devant moi portait un vieux manteau beige élimé, un béret vissé sur la tête, et dans ses yeux clairs brillait une tristesse que je n’avais jamais vue.

— Je comprends si vous refusez, murmura-t-il, baissant les yeux. Je n’ai pas de mauvaises intentions… C’est juste que…

Il s’arrêta, la gorge nouée. J’ai hésité. On nous apprend à nous méfier, surtout à Paris, surtout avec des enfants. Mais il y avait dans sa posture quelque chose de désarmant, une détresse sincère. Je me suis penchée vers lui.

— Pourquoi ?

Il a relevé la tête, les larmes aux cils.

— J’avais des jumelles, moi aussi. Elles auraient eu votre âge aujourd’hui… Si elles étaient encore là.

Le silence s’est abattu entre nous, seulement troublé par le cri lointain d’un enfant sur le toboggan. J’ai senti mon cœur se serrer. Sans un mot, j’ai sorti Camille de la poussette et je la lui ai tendue. Il l’a prise avec une délicatesse infinie, comme si elle était faite de porcelaine.

— Bonjour, petite princesse…

Sa voix s’est brisée. Il a fermé les yeux, inspirant profondément l’odeur de bébé. Je voyais ses mains trembler légèrement alors qu’il berçait doucement ma fille.

— Elles s’appelaient Lucie et Manon. Un accident de voiture… Il y a trente ans. Ma femme n’a jamais vraiment surmonté leur perte. Moi non plus, je crois.

Je me suis assise à côté de lui sur le banc, Juliette contre moi. Il m’a raconté leur histoire : la joie d’attendre des jumelles après des années d’essais infructueux, les nuits blanches, les rires dans l’appartement du 15ème arrondissement. Puis ce matin pluvieux où tout a basculé : une voiture qui ne s’arrête pas au feu rouge, le choc, le silence après le cri.

— On croit qu’on va mourir aussi, après ça. Mais on survit… On survit pour l’autre, pour ne pas le laisser seul avec sa peine.

Il a caressé la joue de Camille du bout des doigts.

— Vous savez… On ne parle jamais assez du chagrin des parents. On nous dit d’être forts, de tourner la page… Mais comment tourner la page quand on a perdu son livre ?

Je n’ai rien répondu. J’avais les larmes aux yeux. Autour de nous, la vie continuait : des enfants riaient, des couples s’embrassaient sur les pelouses. Mais sur ce banc, le temps semblait suspendu.

— Ma femme est partie il y a deux ans. Depuis, je viens ici tous les jours. Je regarde les familles… Parfois je me dis que je pourrais être ce grand-père qui pousse la balançoire…

Il m’a rendu Camille avec un sourire triste.

— Merci de m’avoir laissé ce moment. Vous ne pouvez pas savoir ce que ça représente pour moi.

J’ai posé ma main sur la sienne.

— Merci à vous de m’avoir fait confiance.

Il s’est levé lentement, son vieux manteau flottant derrière lui comme une ombre du passé.

— Prenez soin d’elles… Et dites-leur chaque jour que vous les aimez. On croit toujours qu’on a le temps…

Je l’ai regardé s’éloigner sous les arbres en fleurs, le cœur lourd et reconnaissant à la fois. Ce soir-là, en bordant Camille et Juliette, j’ai pensé à Lucie et Manon. À tous ces parents qui vivent avec l’absence comme une seconde peau.

Est-ce qu’on guérit vraiment d’une telle perte ? Ou apprend-on simplement à vivre avec un vide qui ne se comble jamais ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?