Laisser mon fils derrière moi : le choix impossible d’une mère française

— Camille, il faut pousser maintenant !

La voix de la sage-femme résonne dans la salle d’accouchement, mais je n’entends plus rien. Tout est flou, comme si j’étais sous l’eau. Je sens la main de ma mère sur mon front, froide, tremblante. Elle murmure :

— Tu vas y arriver, ma chérie.

Mais je ne veux pas y arriver. Je ne veux pas être ici. Je ne veux pas être mère.

Le cri du bébé déchire l’air. On me le pose sur la poitrine, il est chaud, il sent le lait et la vie. Je ferme les yeux. Je ne pleure pas. Ma mère pleure pour moi.

Je m’appelle Camille, j’ai trente-deux ans, et ce matin de février, à la maternité Saint-Jacques de Nantes, j’ai pris la décision la plus difficile de ma vie : laisser mon fils derrière moi.

Tout le monde me croyait prête. J’ai un master en droit, un CDI dans un cabinet réputé, un appartement lumineux sur l’île de Nantes. J’ai coché toutes les cases. Mais personne ne savait que chaque nuit, je me réveillais en sueur, le cœur battant, hantée par l’idée de reproduire les erreurs de ma propre mère.

Mon père est parti quand j’avais six ans. Ma mère a sombré dans une dépression silencieuse, faite de silences lourds et de gestes brusques. J’ai grandi dans la peur de déranger, d’exister trop fort. Quand j’ai appris que j’étais enceinte de Paul — son père, Julien, m’a quittée dès qu’il l’a su — j’ai cru que je pourrais briser le cycle. Mais plus mon ventre grossissait, plus je sentais la panique m’envahir.

À la maternité, tout le monde était gentil. Les sages-femmes me souriaient, me parlaient doucement. Mais je voyais bien leurs regards inquiets quand je restais silencieuse pendant les ateliers prénataux. Une nuit, j’ai entendu deux d’entre elles discuter dans le couloir :

— Elle n’a pas l’air bien… Tu crois qu’elle va s’en sortir ?
— On devrait prévenir l’assistante sociale.

J’ai serré les draps contre moi. J’aurais voulu disparaître.

Après l’accouchement, on m’a laissée seule avec Paul dans la chambre 312. Il dormait paisiblement dans son berceau transparent. Je le regardais sans oser le toucher. J’avais peur de lui faire du mal sans le vouloir. Ma mère est venue tous les jours, elle voulait m’aider mais elle ne comprenait pas.

— Tu dois être forte pour lui !

Mais comment être forte quand on ne sait même pas comment respirer sans avoir mal ?

Le troisième jour, l’assistante sociale est venue me voir. Elle s’appelait Madame Lefèvre. Elle avait des yeux doux et une voix basse.

— Camille, vous avez le droit d’avoir peur. Beaucoup de femmes traversent ce que vous vivez.

Je n’ai rien répondu. Elle a posé une main sur mon bras.

— Il existe des solutions. Vous pouvez demander un accompagnement, une aide à domicile… Ou…

Elle a laissé sa phrase en suspens. J’ai compris ce qu’elle voulait dire.

Cette nuit-là, j’ai pris Paul dans mes bras pour la première fois. Il a ouvert les yeux et m’a regardée comme si j’étais tout son univers. J’ai senti une vague d’amour immense… suivie d’une panique glaciale. Et si je n’étais pas capable ? Et s’il valait mieux qu’il ait une autre vie ?

Le lendemain matin, j’ai demandé à voir Madame Lefèvre.

— Je veux qu’il ait une chance… une vraie chance… Pas avec moi.

Elle a hoché la tête sans juger.

Ma mère a hurlé quand je lui ai annoncé ma décision :

— Tu es folle ! Tu vas regretter toute ta vie !

Je n’ai pas répondu. Je n’avais plus de force pour me battre contre elle aussi.

Le jour où je suis sortie de l’hôpital sans Paul, il pleuvait sur Nantes. J’ai marché jusqu’à la Loire, j’ai regardé les péniches passer sous le ciel gris. J’avais l’impression d’être morte à l’intérieur.

Les semaines qui ont suivi ont été un enfer silencieux. Les voisins chuchotaient dans l’ascenseur :

— Elle n’a pas ramené son bébé…

Ma mère m’a coupé la parole au téléphone pendant des mois. Mon patron m’a proposé un arrêt maladie prolongé — il avait compris sans poser de questions.

J’ai commencé une thérapie avec une psychologue du CHU. Elle s’appelait Sophie Martin. Avec elle, j’ai pu dire tout ce que je n’osais pas avouer : la peur de devenir comme ma mère, la honte d’avoir fui, la douleur de sentir mes bras vides chaque matin.

Un jour, Sophie m’a demandé :

— Si vous pouviez parler à Paul dans dix ans, que lui diriez-vous ?

J’ai pleuré longtemps avant de répondre :

— Que je l’aimais trop pour lui imposer mes failles.

Aujourd’hui, cela fait un an que j’ai laissé Paul derrière moi. Je sais qu’il a été adopté par une famille qui rêvait d’un enfant depuis des années. Parfois je croise des poussettes dans les rues de Nantes et mon cœur se serre. Mais je sais aussi que j’ai fait ce choix par amour — même si personne ne peut vraiment comprendre.

Est-ce qu’on peut être une bonne mère en laissant partir son enfant ? Est-ce que l’amour peut aussi être un renoncement ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?