Jusqu’à ce qu’elle le quitte, elle n’aura plus rien de nous : le dilemme d’une mère française face à sa fille et son gendre
— Tu ne comprends donc pas, Camille ? Je ne peux plus continuer comme ça !
Ma voix tremble, résonne dans la cuisine carrelée où l’odeur du café froid flotte encore. Camille, ma fille, serre sa tasse entre ses mains pâles. Ses yeux cernés me fixent, pleins d’un mélange de tristesse et de défi. Je sens mon cœur se serrer, mais je ne peux plus reculer.
— Maman, je t’en supplie… Les enfants ont besoin de lait, de couches… Jérôme cherche du travail, il fait ce qu’il peut.
Je retiens un rire amer. Jérôme, mon gendre, « cherche » du travail depuis plus d’un an. En réalité, il enchaîne les petits boulots au noir, rentre tard, s’endort devant la télé et laisse Camille tout gérer : les enfants, la maison, les factures. Depuis la naissance de la petite Lucie, Camille est en congé maternité. Elle touche à peine de quoi payer le loyer de leur deux-pièces à Montreuil.
Mon mari, Bernard, n’en peut plus non plus. Il me répète chaque soir :
— On ne va pas continuer à entretenir ce fainéant ! Il profite de notre fille et de notre argent. Tant qu’elle reste avec lui, elle n’aura plus un sou.
J’ai résisté des mois. J’ai donné des billets en cachette, payé les courses, acheté des vêtements pour les petits. Mais aujourd’hui, je craque. Je vois Camille s’éteindre à petit feu. Elle n’a que trente ans et déjà des rides d’inquiétude au coin des yeux.
— Camille, écoute-moi bien. Je t’aime plus que tout au monde. Mais tant que tu resteras avec Jérôme, je ne t’aiderai plus financièrement. Il faut que tu comprennes : il te tire vers le bas.
Elle se lève brusquement, renverse sa chaise. Sa voix monte dans les aigus :
— Tu veux que je divorce ? Que je me retrouve seule avec deux enfants ? Tu crois que c’est facile ?
Je sens les larmes monter. Je voudrais la prendre dans mes bras, lui dire que tout ira bien. Mais je reste droite, glaciale.
— Ce n’est pas une vie pour toi. Ni pour tes enfants.
Elle claque la porte derrière elle. Le silence retombe dans la maison. Bernard entre dans la cuisine, pose une main lourde sur mon épaule.
— Tu as bien fait. Il faut qu’elle ouvre les yeux.
Mais la nuit venue, je ne trouve pas le sommeil. Je repense à Camille petite fille, ses rires dans le jardin, ses rêves d’études à la Sorbonne. Tout s’est effondré le jour où elle a rencontré Jérôme lors d’une fête d’amis communs à Paris. Il était drôle, charmeur… mais déjà instable.
Les mois passent. Camille ne m’appelle plus. Je vois des photos des enfants sur Facebook : Lucie a fêté ses un an sans nous. Je me ronge les sangs. Bernard tient bon :
— Elle doit toucher le fond pour réagir.
Mais moi ? Je doute. Ai-je raison de la laisser souffrir ainsi ?
Un soir de novembre, il pleut à verse sur Montreuil. On sonne à la porte. J’ouvre : Camille est là, trempée jusqu’aux os, Lucie endormie dans ses bras, Paul agrippé à sa jupe.
— Maman… Je n’en peux plus.
Je la serre contre moi. Elle éclate en sanglots.
— Jérôme est parti depuis trois jours. Il a vidé le compte joint. Je n’ai plus rien…
Je sens une colère froide monter en moi contre cet homme qui a brisé ma fille. Mais aussi une immense culpabilité : ai-je poussé Camille à bout ?
Les semaines suivantes sont un tourbillon : démarches à la CAF pour obtenir une aide parent isolé, rendez-vous avec une assistante sociale, nuits blanches à consoler Camille qui fait des cauchemars. Bernard s’adoucit peu à peu devant ses petits-enfants qui réclament « papi ».
Un soir d’hiver, alors que Camille dort enfin paisiblement dans sa chambre d’enfant retrouvée, Bernard me prend la main.
— On a fait ce qu’il fallait… non ?
Je n’en suis pas sûre. J’ai voulu sauver ma fille mais à quel prix ? Elle a perdu confiance en elle, en l’amour…
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je eu raison de poser cet ultimatum ? Aurais-je dû continuer à aider sans conditions ? Où est la limite entre protéger et contrôler ?
Et vous… jusqu’où iriez-vous pour ouvrir les yeux d’un enfant que vous aimez ?