Je n’ai jamais compris pourquoi ma mère aimait tant cuisiner pour mon mari : une nuit, j’ai compris

— Tu rentres tard encore ce soir, Camille ?

La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je pose mon sac sur la chaise, essoufflée par la course du métro bondé. Mon mari, Julien, est déjà là, assis à la table, un sourire complice aux lèvres. L’odeur du gratin dauphinois flotte dans l’air, familière et rassurante. Mais ce soir, tout me semble différent, presque oppressant.

Je n’ai jamais compris cette obsession de ma mère pour la cuisine, surtout quand il s’agit de Julien. Depuis notre mariage, elle s’invite chez nous chaque jeudi pour préparer le dîner. Elle ne m’a jamais demandé mon avis. Elle arrive avec ses sacs pleins de légumes du marché, ses recettes griffonnées sur des bouts de papier jaunis, et s’affaire pendant des heures. Julien l’adore. Il dit qu’elle cuisine « comme une vraie maman française », que ça lui rappelle son enfance à Lyon. Moi, je me sens étrangère dans ma propre maison.

— Tu veux goûter ? demande-t-elle à Julien en lui tendant une cuillère.

Il goûte, ferme les yeux, soupire d’aise. Je serre les dents. Je ne sais pas pourquoi ça m’agace autant. Peut-être parce que je n’ai jamais eu ce genre de complicité avec elle. Petite, je préférais lire ou rêver de voyages lointains plutôt que d’apprendre à faire une blanquette de veau.

— Camille, tu pourrais aider ta mère au lieu de rester plantée là ! lance Julien en riant.

Je souris, mais mon cœur se serre. J’ai toujours eu d’autres priorités : découvrir le monde, apprendre des langues étrangères, m’évader loin de cette routine provinciale. Le mariage ? Oui, je l’ai voulu. Mais pas pour me retrouver piégée dans ce rôle de femme au foyer que ma mère chérit tant.

Le dîner se passe dans une ambiance étrange. Ma mère rit aux blagues de Julien, lui ressert du vin, lui raconte des anecdotes sur son enfance. Moi, je me sens invisible. Après le dessert, je prétexte un coup de fil urgent et m’enferme dans la chambre. J’écoute leurs voix étouffées derrière la porte. Je ne sais pas ce qui me dérange le plus : leur complicité ou mon sentiment d’exclusion.

Plus tard dans la nuit, je me lève pour boire un verre d’eau. La lumière de la cuisine est encore allumée. J’entends des chuchotements. Je m’approche à pas feutrés.

— Tu crois qu’elle se doute de quelque chose ? demande ma mère à Julien.

Je retiens mon souffle.

— Non, elle est trop occupée par ses rêves d’ailleurs… Elle ne voit rien.

Un silence lourd s’installe. Je sens mon cœur battre à tout rompre.

— Tu sais que je fais tout ça pour toi… souffle ma mère.

Julien pose sa main sur la sienne. Je recule brusquement, fais tomber un verre sur le carrelage. Ils sursautent.

— Camille ? Tu vas bien ?

Je ramasse les morceaux de verre en tremblant. Ma mère s’approche pour m’aider, mais je la repousse.

— Qu’est-ce qui se passe entre vous ?

Le silence est assourdissant. Julien baisse les yeux. Ma mère pâlit.

— Rien… commence-t-elle.

— Ne me mens pas ! criai-je.

Elle s’effondre sur une chaise. Les larmes coulent sur ses joues ridées.

— J’ai toujours voulu te protéger… Mais je n’ai jamais su comment t’aimer comme il fallait. Julien… il me rappelle ton père. Il a cette douceur que j’ai perdue avec les années…

Julien se lève, mal à l’aise.

— Camille, je t’aime… Mais ta mère et moi… On partage juste une solitude que tu ne comprends pas.

Je sens la colère monter en moi, mêlée à une tristesse profonde. Toute ma vie, j’ai fui cette maison, cette cuisine, ces traditions qui m’étouffaient. Et voilà que ceux que j’aime le plus se sont trouvés dans mon absence.

Les jours suivants sont un cauchemar silencieux. Ma mère ne vient plus cuisiner. Julien rentre tard du travail. Je tourne en rond dans notre appartement trop grand pour deux solitudes qui s’ignorent.

Un soir, je trouve une lettre sur la table de la cuisine. C’est ma mère.

« Ma chérie,
Je suis désolée si je t’ai blessée. J’ai voulu te transmettre ce que je savais faire de mieux : nourrir ceux que j’aime. J’ai cru retrouver un peu de toi dans le regard de Julien… Peut-être parce que tu es partie trop vite vivre ta vie ailleurs. Pardonne-moi si j’ai confondu amour et manque. »

Je relis ces mots en pleurant. J’appelle ma mère mais elle ne répond pas. Julien rentre tard encore ce soir-là. Nous mangeons en silence.

Quelques semaines plus tard, j’ose enfin retourner chez elle. Elle m’attend avec un gâteau au chocolat sur la table.

— Tu veux goûter ? demande-t-elle timidement.

Je prends une bouchée et sens les souvenirs remonter : les dimanches pluvieux, les odeurs de vanille et de beurre fondu, les disputes et les réconciliations silencieuses autour d’un plat partagé.

— Maman… Pourquoi c’est si compliqué entre nous ?

Elle me prend la main.

— Parce qu’on s’aime mal… mais on s’aime quand même.

En rentrant chez moi ce soir-là, je me demande : Est-ce qu’on peut vraiment connaître ceux qu’on aime ? Ou bien sommes-nous tous condamnés à chercher ailleurs ce qui nous manque ici ?