J’ai placé mon père en maison de retraite : suis-je vraiment une mauvaise fille ?
— Tu n’as pas honte, Camille ? Tu abandonnes ton propre père !
La voix de ma sœur, Élodie, résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Je suis assise sur le banc froid du couloir de la maison de retraite Les Jardins de Provence, les mains tremblantes, le cœur battant à tout rompre. Je viens de laisser mon père, Henri, dans sa nouvelle chambre, entouré de murs blancs et d’un silence pesant. Il m’a regardée, les yeux embués, sans comprendre. Ou peut-être a-t-il compris, justement. Peut-être a-t-il senti que je n’en pouvais plus, que je n’étais plus capable de porter ce fardeau seule.
Je me souviens encore de la dernière nuit à la maison. Papa s’était levé en pleine nuit, cherchant maman, morte depuis dix ans. Il avait renversé une lampe, hurlé, pleuré. J’avais passé la nuit à le rassurer, à lui expliquer, encore et encore, que maman n’était plus là. Le matin, j’étais épuisée, vidée, à bout de forces. J’ai appelé mon frère, Laurent, pour lui demander de l’aide. Il a soupiré, prétexté le travail, les enfants, la distance. Élodie, elle, a dit qu’elle ne supportait pas de voir papa comme ça, que ça lui faisait trop mal. Alors, c’est moi qui ai tout pris sur les épaules. Moi, la fille célibataire, sans enfants, celle qui « a du temps ».
— Tu fais ce que tu veux, Camille, mais moi, jamais je ne pourrais, a lâché Élodie, la veille du départ. Tu vas le tuer de chagrin.
J’ai serré les dents. J’ai pleuré dans la salle de bain, en silence, pour que papa ne m’entende pas. J’ai tout organisé, les papiers, la valise, les médicaments. J’ai choisi la maison de retraite la plus proche, la plus lumineuse, avec un jardin où il pourrait marcher. J’ai tout fait pour qu’il soit bien. Mais aujourd’hui, je me sens vide. Coupable. Trahie par les miens.
Dans la voiture, sur le chemin du retour, mon téléphone vibre sans cesse. Des messages de la famille : « Comment as-tu pu ? », « Tu n’as pas de cœur », « Papa ne te le pardonnera jamais ». Je lis, je relis, les larmes brouillent ma vue. Je me demande si j’ai vraiment fait le bon choix. Si j’aurais pu tenir encore un peu. Mais je n’en pouvais plus. Les nuits blanches, les crises d’angoisse, la peur qu’il tombe, qu’il se blesse, qu’il disparaisse. J’ai tout sacrifié pour lui, et aujourd’hui, je suis seule face à leur colère.
Le lendemain, je retourne voir papa. Il est assis dans le salon commun, le regard perdu. Il ne me reconnaît pas tout de suite. Puis, soudain, il sourit :
— Bonjour, mademoiselle. Vous venez voir quelqu’un ?
Mon cœur se brise. Je m’assois à côté de lui, je prends sa main. Il me parle de son enfance à Avignon, de son père boulanger, de la guerre. Il mélange tout, mais il sourit. Je me dis que peut-être, ici, il sera en sécurité. Que les aides-soignantes sauront mieux que moi comment l’apaiser, comment le soigner. Mais la culpabilité me ronge.
Le dimanche suivant, la famille débarque. Élodie, Laurent, même tante Mireille, qui n’a jamais levé le petit doigt. Ils me regardent comme une étrangère. Élodie s’approche de papa, l’embrasse, puis me lance un regard noir :
— Tu vois dans quel état il est ? Tu crois qu’il est heureux ici ?
Laurent, lui, ne dit rien. Il serre les poings, regarde ailleurs. Je sens leur jugement, leur mépris. Je voudrais hurler, leur dire que je me suis sacrifiée, que j’ai tout donné. Mais à quoi bon ?
Le soir, je rentre chez moi. L’appartement est silencieux. Je m’effondre sur le canapé, je pleure toutes les larmes de mon corps. Je pense à toutes ces familles qui vivent la même chose, à toutes ces femmes, souvent, qui portent seules le poids de la vieillesse de leurs parents. En France, on parle beaucoup de solidarité familiale, de devoir filial. Mais qui pense à nous ? Qui nous aide, nous, les aidants épuisés, isolés, jugés ?
Les semaines passent. Papa s’habitue, doucement. Il a un ami, Marcel, avec qui il joue aux cartes. Il rit parfois. Les soignantes me disent qu’il va bien, qu’il mange, qu’il dort. Mais la famille ne me parle plus. Je suis devenue la paria, celle qui a « abandonné ».
Un jour, alors que je m’apprête à partir, papa me prend la main :
— Merci, Camille. Tu es gentille, tu sais.
Je fonds en larmes. Peut-être qu’au fond, il a compris. Peut-être que je ne suis pas une mauvaise fille. Peut-être que j’ai juste fait ce que je pouvais, avec mes limites, avec mon amour.
Et vous, à ma place, qu’auriez-vous fait ? Est-ce vraiment un crime de vouloir survivre soi-même, quand on n’a plus de forces ?