Fuir pour mieux se retrouver : le cri silencieux d’une mère française

« Claire, tu peux me repasser ma chemise bleue ? » La voix de Marc résonne dans le couloir, tranchante, indifférente. Je serre les dents. Il est 7h12. Les enfants se chamaillent déjà dans la cuisine, Léa refuse de manger ses céréales, Paul a renversé son jus d’orange sur le carrelage. Je n’ai pas dormi plus de quatre heures cette nuit. Je me sens vide, transparente, comme si j’étais devenue un fantôme dans ma propre maison.

Je pose le fer à repasser, les mains tremblantes. « Tu ne pourrais pas la repasser toi-même, pour une fois ? » Ma voix est faible, presque inaudible. Marc ne répond pas. Il attrape sa chemise froissée et claque la porte. Les enfants me regardent, inquiets. Je leur souris, un sourire qui n’atteint plus mes yeux depuis longtemps.

Chaque jour ressemble au précédent : lever les enfants, préparer les petits-déjeuners, courir à l’école, faire les courses, nettoyer la maison, préparer le dîner… Marc rentre tard, fatigué, et s’installe devant la télé sans un mot. Parfois, il me demande si j’ai pensé à payer la facture d’électricité ou à prendre rendez-vous chez le dentiste pour Paul. Jamais il ne me demande comment je vais.

Un soir, alors que je range la vaisselle, Léa s’approche de moi. « Maman, pourquoi tu pleures ? » Je sursaute. Je ne m’étais même pas rendu compte que des larmes coulaient sur mes joues. « Ce n’est rien, ma chérie. Va jouer avec ton frère. » Mais ce n’est pas rien. C’est tout.

Je repense à ma vie d’avant : les études à Lyon, les soirées entre amis, les rêves de voyages et de liberté. Où est passée cette Claire-là ? Je me suis perdue quelque part entre les couches et les lessives.

Un matin de novembre, alors que la pluie tambourine contre les vitres et que Marc est déjà parti au travail sans un regard pour moi, je prends une décision folle. J’appelle ma mère à Bordeaux. « Maman… Est-ce que tu pourrais garder Léa et Paul quelques jours ? J’ai besoin de souffler. » Sa voix est douce mais inquiète : « Bien sûr, ma chérie. Mais tu es sûre que ça va ? »

Je prépare un sac en vitesse. J’embrasse mes enfants en leur promettant de revenir vite. Je laisse un mot à Marc : « Je suis partie. Les enfants sont chez ta mère. J’ai besoin de comprendre qui je suis encore. »

Le train pour Bordeaux file sous la pluie grise. Je regarde défiler les paysages sans vraiment les voir. Mon cœur bat trop vite ; la culpabilité me ronge déjà. Mais je sens aussi une étrange légèreté : pour la première fois depuis des années, je n’ai personne d’autre à penser que moi.

Chez ma mère, je dors pendant des heures d’un sommeil lourd et sans rêves. Elle ne pose pas de questions ; elle prépare des tartines comme quand j’étais petite et me laisse le temps de respirer. Mais au fond de moi, la tempête gronde : ai-je le droit d’abandonner mes enfants ? Suis-je une mauvaise mère ?

Marc m’appelle sans relâche. Je laisse sonner. Il finit par m’envoyer un message : « Tu es égoïste. Les enfants ont besoin de toi. Reviens ! » Je relis ces mots encore et encore, la gorge serrée.

Un soir, alors que je marche seule sur les quais de la Garonne, je croise une vieille amie d’enfance, Sophie. Elle me reconnaît à peine : « Claire ? Mais qu’est-ce qui t’arrive ? » Je lui raconte tout – l’épuisement, l’indifférence de Marc, la sensation d’étouffer dans ma propre vie.

Sophie me prend la main : « Tu sais, tu n’es pas seule. Beaucoup de femmes vivent ça mais n’osent pas en parler. Tu as eu le courage de partir… Peut-être que c’est le début d’autre chose ? »

Ses mots résonnent en moi comme une promesse fragile.

Les jours passent. Ma mère s’occupe des enfants avec tendresse ; elle m’encourage à prendre du temps pour moi. J’écris dans un carnet tout ce que je ressens – la colère, la tristesse, mais aussi l’espoir timide qui renaît peu à peu.

Un matin, Marc débarque chez ma mère sans prévenir. Il est furieux : « Tu te rends compte du mal que tu fais aux enfants ? À moi ? »

Je le regarde droit dans les yeux pour la première fois depuis longtemps : « Et moi alors ? Tu t’es demandé une seule fois comment je vais ? Ce que je ressens ? »

Il se tait, déstabilisé.

Nous parlons longtemps – ou plutôt nous nous crions dessus d’abord, puis nous pleurons ensemble. Il avoue qu’il ne s’est jamais rendu compte à quel point j’étais épuisée ; il pensait que tout allait bien parce que je ne disais rien.

Je lui dis que je ne peux plus continuer comme avant – que j’ai besoin de retrouver qui je suis en dehors du rôle de mère et d’épouse.

Il promet de faire des efforts ; il propose qu’on consulte un conseiller conjugal.

Je ne sais pas encore si notre couple survivra à cette crise. Mais pour la première fois depuis des années, j’ai l’impression d’exister à nouveau.

Aujourd’hui, je suis rentrée chez moi – différente, changée peut-être à jamais.

Parfois je me demande : combien d’entre nous vivent en silence cette lassitude ? Combien osent dire stop avant qu’il ne soit trop tard ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour vous retrouver ?