Entre l’Amour et l’Oubli : Le Cri Silencieux de Camille
— Tu pourrais au moins débarrasser la table, Camille !
La voix de ma mère, Laurence, claque dans la cuisine comme un fouet. Je serre les dents, ramasse les assiettes sales, et jette un regard furtif à ma petite sœur, Chloé, qui me tire la langue en douce. Elle a neuf ans, des boucles blondes et ce sourire qui fait fondre tout le monde. Moi, je suis l’aînée, seize ans, brune comme papa, et depuis quelque temps, j’ai l’impression d’être invisible.
Ce soir-là, alors que je monte dans ma chambre, j’entends encore ma mère féliciter Chloé pour son dessin. « Tu es vraiment douée, ma chérie ! » Je ferme la porte derrière moi et m’effondre sur mon lit. Pourquoi n’ai-je jamais droit à ces mots-là ?
Je me souviens d’un temps où maman me serrait dans ses bras. Avant que papa ne parte. Avant que Chloé n’arrive. Depuis, tout a changé. Papa a refait sa vie à Lyon avec une autre femme. Il m’appelle parfois, mais il est loin. Ici, à Nantes, il ne reste que maman, Chloé… et moi, l’ombre au fond du couloir.
Les semaines passent. Je perds du poids sans m’en rendre compte. À table, je picore à peine. Maman ne remarque rien. Ou alors elle fait semblant. Elle est trop occupée à organiser les activités de Chloé : danse classique, concours de dessin, anniversaires chez les copines. Moi ? Je vais au lycée, je rentre, je fais mes devoirs. Parfois je pleure dans la salle de bains pour ne pas qu’on m’entende.
Un soir de novembre, mamie Jeanne vient dîner. Elle pose sa main sur la mienne :
— Tu es toute maigre, ma puce… Ça va ?
Je hoche la tête sans répondre. Maman détourne les yeux.
Après le repas, mamie me rejoint dans ma chambre.
— Camille, tu sais que tu peux tout me dire ?
Je fonds en larmes. Les mots sortent tout seuls :
— Elle ne m’aime plus… Elle n’aime que Chloé…
Mamie me serre fort contre elle. Elle promet de parler à maman.
Le lendemain matin, j’entends des éclats de voix dans le salon.
— Tu ne vois pas que Camille va mal ?! s’emporte mamie.
— Elle exagère ! Elle est jalouse de sa sœur, c’est tout ! répond maman sèchement.
Je retiens mon souffle derrière la porte. Je voudrais hurler : « Non ! Je veux juste qu’on m’aime ! »
Au lycée, ça ne va pas mieux. Les autres filles parlent de leurs sorties en famille, des vacances au ski. Moi je mens : « Oui, on partira sûrement à Noël… » Mais je sais déjà que ce sera Chloé qui choisira la destination.
Un soir d’hiver, je rentre plus tard que d’habitude. Maman ne remarque même pas mon absence. Dans ma chambre glaciale, je regarde mon reflet dans le miroir : mes joues creusées, mes cernes violettes. Je me demande si je pourrais disparaître complètement sans que personne ne s’en rende compte.
Mamie revient plus souvent. Elle m’apporte des gâteaux faits maison et m’écoute parler pendant des heures. Un jour, elle me propose doucement :
— Si tu veux venir vivre chez moi quelque temps…
L’idée me fait peur et me soulage à la fois.
Mais comment partir sans affronter maman ? Un soir, je prends mon courage à deux mains.
— Maman… Est-ce que je peux aller chez mamie quelques semaines ?
Elle lève à peine les yeux de son ordinateur.
— Si tu veux… Fais comme tu veux.
Pas un mot de plus.
Chez mamie Jeanne, tout est différent. Elle me prépare des petits-déjeuners chauds, elle me parle de son enfance en Bretagne, elle me demande mon avis sur tout. Petit à petit, je reprends goût à la vie. Mais au fond de moi, une colère sourde grandit contre maman… et contre Chloé aussi. Pourquoi elle a tout eu ? Pourquoi moi je n’ai eu que des miettes ?
Un dimanche après-midi, maman vient me voir chez mamie.
— Tu comptes revenir un jour ?
Je la regarde droit dans les yeux pour la première fois depuis longtemps.
— Pourquoi tu ne m’aimes plus ?
Elle soupire, détourne le regard.
— Ce n’est pas vrai… Tu te fais des idées…
Mais ses mots sonnent creux.
Chloé m’écrit un mot : « Tu me manques. Reviens vite. » Je le déchire sans le lire jusqu’au bout. Je suis trop blessée pour pardonner.
Les mois passent. Je vais mieux physiquement mais mon cœur reste lourd. Mamie tente de recoller les morceaux entre nous toutes mais rien n’y fait. Maman continue sa vie avec Chloé ; moi j’apprends à vivre sans elles.
Aujourd’hui j’ai dix-huit ans. J’ai eu mon bac avec mention et je pars bientôt à Rennes pour mes études. Maman m’a envoyé un message : « Félicitations Camille ». C’est tout.
Parfois je me demande si un jour elle comprendra ce qu’elle m’a fait vivre. Est-ce qu’on peut vraiment aimer deux enfants aussi fort l’un que l’autre ? Ou bien y a-t-il toujours un préféré ?
Et vous… Pensez-vous qu’on puisse guérir d’un amour maternel qui nous a manqué toute une vie ?