Entre deux silences : Chronique d’une fille perdue entre sa mère et elle-même
« Tu vas encore laisser son appel sans réponse ? » La voix de Laurent résonne dans le couloir, tranchante, presque suppliante. Je serre mon téléphone dans la main, l’écran illuminé par le nom de ma mère : « Maman ». Trois mois. Trois mois de silence, de messages non lus, de souvenirs qui me hantent chaque nuit. Je pourrais décrocher. Je pourrais lui dire que tout va bien, que je suis heureuse, que je n’ai pas besoin d’elle. Mais ce serait mentir. Et je suis fatiguée de mentir.
Laurent s’approche, pose sa main sur mon épaule. « Tu ne peux pas continuer comme ça, Camille. Elle est ta mère. » Je détourne les yeux, fixant la fenêtre où la pluie martèle les carreaux de notre appartement à Lyon. Je me revois, petite, blottie contre elle, cherchant la chaleur de ses bras. Où est passée cette tendresse ? Quand est-ce que tout s’est brisé ?
La dernière fois que nous nous sommes vues, c’était chez elle, à Villeurbanne. Un dimanche de mai, le soleil filtrait à travers les rideaux, mais l’air était glacé. Elle avait préparé un gratin dauphinois, mon plat préféré. Mais à peine assise, elle a commencé :
— Tu sais, Camille, tu pourrais faire un effort pour venir plus souvent. Depuis que tu es avec Laurent, on dirait que tu m’oublies.
J’ai senti la colère monter, sourde, ancienne. « Tu ne comprends jamais rien, maman. Ce n’est pas contre toi. J’ai ma vie, maintenant. »
Elle a soupiré, les yeux brillants. « Ta vie ? Et moi, je ne fais plus partie de ta vie ? »
J’ai claqué la porte. Depuis, plus rien. Ni appels, ni messages. Juste ce vide, immense, entre nous.
Laurent ne comprend pas. Pour lui, la famille, c’est sacré. Il a grandi dans une maison où l’on se disait tout, où les disputes finissaient toujours autour d’un café. Chez nous, les mots étaient des armes, les silences des murs infranchissables. Mon père est parti quand j’avais dix ans. Ma mère n’a jamais su gérer la douleur. Elle s’est refermée, exigeante, possessive. J’ai grandi en cherchant l’air, la liberté, mais chaque tentative d’éloignement se soldait par des reproches, des larmes, des menaces à peine voilées : « Si tu pars, tu me perds. »
Aujourd’hui, je suis adulte. J’ai un travail, un mari, un appartement à moi. Mais je me sens toujours cette petite fille prise au piège entre la peur de décevoir et le besoin de respirer. Je me demande si d’autres femmes ressentent cette même culpabilité, ce même tiraillement entre l’amour filial et le désir d’exister par soi-même.
Le soir, Laurent me retrouve assise dans le noir, les yeux rouges. Il s’assoit à côté de moi, me prend la main.
— Tu veux en parler ?
Je secoue la tête. Les mots restent coincés. Comment expliquer ce mélange de tristesse et de colère ? Comment dire que j’ai peur de la perdre, mais encore plus peur de me perdre moi-même en revenant vers elle ?
Un matin, je reçois une lettre. L’écriture tremble, reconnaissable entre mille. « Camille, je t’en prie, donne-moi de tes nouvelles. Je ne dors plus. Je t’aime. » Je relis ces mots, la gorge serrée. Je me souviens de ses bras autour de moi, de ses chansons murmurées le soir. Mais aussi de ses cris, de ses reproches, de cette sensation d’étouffer.
Je décide d’aller la voir. Laurent m’accompagne jusqu’à la porte, m’embrasse sur le front. « Je suis fier de toi. »
Le trajet en tramway me semble interminable. Je revois les rues de mon enfance, les bancs du parc où elle m’attendait après l’école. J’arrive devant son immeuble, le cœur battant. Je sonne. Pas de réponse. J’insiste. Finalement, la porte s’ouvre. Elle est là, plus petite que dans mon souvenir, les cheveux gris tirés en chignon.
— Camille…
Sa voix tremble. Je sens mes jambes flancher. Je voudrais courir, fuir, mais je reste. Elle me serre contre elle, maladroitement. Je sens son odeur, mélange de lavande et de tristesse.
— Pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
Je baisse les yeux. « J’avais peur. »
Elle soupire, s’assoit sur le canapé. Je m’installe en face d’elle. Un silence lourd s’installe. Puis elle parle, d’une voix brisée :
— Tu sais, depuis que ton père est parti, j’ai eu peur de tout perdre. J’ai voulu te garder près de moi, mais j’ai peut-être trop serré…
Je sens les larmes monter. « J’ai eu l’impression d’étouffer, maman. J’avais besoin de respirer, de vivre ma vie. »
Elle hoche la tête. « Je comprends. Mais tu restes ma fille. Je t’aime, même si je ne sais pas toujours comment le montrer. »
On reste là, longtemps, sans parler. Puis elle me prend la main. « On pourrait essayer de se voir, de temps en temps ? Sans se juger, juste… être là. »
Je souris à travers mes larmes. Peut-être que c’est ça, grandir : accepter que nos parents soient imparfaits, et que nous le sommes aussi. Peut-être que le pardon commence par une main tendue, un mot simple, un regard.
En rentrant chez moi, je repense à tout ce que j’ai perdu, mais aussi à ce que je peux encore reconstruire. Est-ce qu’on peut vraiment se libérer du passé ? Ou faut-il apprendre à vivre avec ses cicatrices ? Qu’en pensez-vous ?