Entre Deux Feux : Le Poids du Silence

— Ce n’est plus chez nous, François. C’est chez ta mère, maintenant.

La voix de Claire résonne dans le salon, froide comme une lame. Je reste figé, les mains tremblantes autour de ma tasse de café. Ma mère, assise à la table, baisse les yeux. Elle ne dit rien. Elle ne dit plus rien depuis des semaines.

Je n’ai jamais été un homme de conflit. Depuis mon enfance à Lyon, j’ai appris à arrondir les angles, à calmer les tempêtes. Mon père criait, ma mère pleurait, et moi, je faisais le clown pour qu’ils oublient leurs peines. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de place pour les compromis.

Tout a commencé il y a six mois. Mon père est parti du jour au lendemain, sans un mot, sans un regard en arrière. Ma mère s’est effondrée. Elle n’avait jamais travaillé, elle ne savait même pas comment remplir un chèque. Elle a débarqué chez nous avec deux valises et son chagrin immense.

Au début, Claire a été compréhensive. Elle préparait des plats réconfortants, aidait ma mère à remplir des papiers pour la CAF, l’accompagnait même à Pôle Emploi. Mais très vite, la fatigue s’est installée. Les silences sont devenus lourds, les regards fuyants. Ma mère passait ses journées devant la télévision, incapable de sortir du lit certains matins.

Un soir, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé Claire en larmes dans la cuisine.
— Je n’en peux plus, François. Je me sens étrangère chez moi. On ne vit plus… On survit.

Je n’ai pas su quoi répondre. J’avais l’impression d’être pris au piège entre deux femmes que j’aimais plus que tout.

Les semaines ont passé. Ma mère s’est enfermée dans sa tristesse. Claire s’est éloignée de moi. Nos enfants, Lucie et Théo, ne comprenaient pas pourquoi Mamie pleurait tout le temps ou pourquoi Maman claquait les portes.

Un dimanche matin, alors que je préparais le petit-déjeuner, j’ai surpris une conversation entre Claire et ma mère.
— Vous ne pouvez pas rester ici indéfiniment…
— Je n’ai nulle part où aller…
— Ce n’est pas mon problème !

J’ai senti la colère monter en moi, mais aussi une immense culpabilité. Comment en étions-nous arrivés là ?

J’ai essayé d’organiser des repas tous ensemble, de proposer des sorties au parc de la Tête d’Or, mais rien n’y faisait. Ma mère refusait de sortir. Claire refusait de parler.

Un soir d’avril, alors que la pluie battait contre les vitres, Claire a explosé.
— Tu choisis toujours ta mère ! Et moi ? Et tes enfants ?

J’ai voulu lui dire que ce n’était pas vrai, que je faisais de mon mieux… Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Ma mère a entendu la dispute. Elle s’est enfermée dans sa chambre pendant deux jours. Quand elle est ressortie, elle avait l’air plus vieille de dix ans.

— Je vais partir… Je ne veux pas être un poids.

Mais où irait-elle ? Elle n’a pas d’amis proches, sa sœur habite à Brest et ne veut plus entendre parler d’elle depuis le divorce.

J’ai proposé qu’on cherche un appartement social ensemble. Claire a refusé net.
— Tu veux vraiment qu’on se sépare ?

Je me suis senti trahi par ses mots. N’était-ce pas elle qui m’avait promis qu’on affronterait tout ensemble ?

Les enfants ont commencé à faire des cauchemars. Théo s’est remis à faire pipi au lit. Lucie ne voulait plus inviter ses copines à la maison.

Un soir, alors que je rentrais du travail plus tôt que d’habitude, j’ai trouvé ma mère assise sur le canapé avec une lettre à la main.
— C’est une convocation du juge pour la pension alimentaire… Ton père refuse de payer quoi que ce soit.

Elle a éclaté en sanglots. J’ai pris sa main dans la mienne. J’aurais voulu lui promettre que tout irait bien, mais je n’y croyais plus moi-même.

Claire est entrée dans le salon à ce moment-là. Elle nous a regardés tous les deux avec une expression que je n’avais jamais vue sur son visage : du dégoût.
— Je vais dormir chez Sophie ce soir. J’ai besoin de réfléchir.

La porte a claqué derrière elle. Le silence est devenu assourdissant.

Cette nuit-là, j’ai veillé ma mère comme un enfant malade. J’ai repensé à toutes ces années où elle avait sacrifié ses rêves pour nous élever mon frère et moi. À toutes ces fois où elle avait avalé ses larmes pour nous protéger des colères de mon père.

Mais aujourd’hui, c’est moi qui dois choisir : protéger ma mère ou sauver mon couple ?

Le lendemain matin, Claire est revenue avec les yeux rougis.
— Je t’aime, François… Mais je ne peux plus vivre comme ça. Il faut que tu choisisses.

J’ai senti mon cœur se briser en mille morceaux. Comment choisir entre celle qui m’a donné la vie et celle avec qui je l’ai construite ?

Ma mère m’a regardé avec une tristesse infinie.
— Je comprends si tu veux que je parte…

Mais je n’arrive pas à prononcer ces mots. Je suis prisonnier de mon propre silence.

Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment tout sacrifier au nom de la famille ? Ou finit-on par tout perdre ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?