Entre deux feux : Le choix impossible d’une fille dévouée

— Camille, tu ne peux pas me laisser ici, pas maintenant !

La voix de ma tante Linda résonne dans le couloir sombre de sa vieille maison de Tours. Je serre la poignée de la porte, mes doigts tremblent. Dehors, la pluie martèle les volets, comme pour souligner l’urgence de la situation. J’ai le cœur qui bat trop fort, la gorge nouée. Je voudrais hurler, pleurer, ou simplement disparaître.

— Linda, je t’en supplie… Tu sais que maman ne va pas bien. Elle a besoin de moi. Je ne peux pas être partout à la fois !

Elle s’approche, les yeux rougis, les mains crispées sur son gilet élimé. Elle sent le tabac froid et la lavande fanée. Depuis la mort de mon oncle Gérard, elle ne sort presque plus. Sa maison est devenue un mausolée, chaque pièce un souvenir douloureux. Mais je n’ai plus la force. Ma mère, Jeanne, a 70 ans et commence à perdre la mémoire. Elle se perd dans son propre appartement, oublie d’éteindre le gaz, confond mon prénom avec celui de ma sœur disparue.

— Tu veux m’abandonner, c’est ça ? Comme tout le monde ?

Je ferme les yeux. Les mots me transpercent. Je me revois petite, Linda me gardant pendant que maman travaillait à l’hôpital. Elle me préparait des tartines de confiture et me racontait des histoires de son enfance à la campagne. Mais aujourd’hui, je suis adulte, mère de deux enfants, salariée à mi-temps dans une bibliothèque municipale. Mon mari, François, commence à perdre patience.

— Camille, tu dois penser à nous aussi, tu sais…

Il me l’a répété hier soir, alors que je rentrais tard, épuisée, les bras chargés de courses pour maman et Linda. Il a raison. Nos enfants, Lucie et Paul, grandissent trop vite. Je rate leurs spectacles d’école, leurs anniversaires. Je m’en veux terriblement.

Mais comment choisir ? Comment dire à Linda qu’elle doit quitter sa maison pour une résidence ? Comment expliquer à maman que je ne peux pas être là chaque jour ?

Ce matin-là, tout a basculé. J’ai trouvé maman assise sur le trottoir devant chez elle, en robe de chambre, trempée jusqu’aux os. Les voisins l’ont vue errer dans la rue, perdue. J’ai eu peur, si peur…

— Camille, il faut faire quelque chose, m’a dit le médecin. Votre mère ne peut plus vivre seule.

Je me suis effondrée dans la salle d’attente. J’ai appelé François en larmes.

— On ne peut pas accueillir tout le monde à la maison, Camille…

Il avait raison. Notre appartement est trop petit. Et puis, Linda refuse catégoriquement de quitter sa maison. Elle dit qu’elle préfère mourir ici que finir « parquée » dans un EHPAD.

Le soir même, j’ai réuni tout le monde autour de la table de la cuisine. Maman, Linda, François, les enfants. L’ambiance était électrique.

— Je ne veux pas aller en maison de retraite ! s’est écriée Linda.

— Mais tu ne peux plus rester seule, tata ! a lancé Lucie, du haut de ses dix ans.

Maman fixait son assiette vide, absente. Paul jouait avec sa fourchette.

— Camille, tu dois décider, a dit François d’une voix grave.

J’ai senti les regards peser sur moi. J’ai pensé à mon père, mort trop tôt, à ma sœur qui a coupé les ponts avec nous depuis des années. Pourquoi tout repose-t-il toujours sur moi ?

La nuit suivante, j’ai fait un cauchemar. J’étais enfermée dans une pièce sans fenêtres, les murs se rapprochaient, m’écrasaient. Je me suis réveillée en sueur, le souffle court.

Le lendemain, j’ai pris ma voiture et je suis allée voir Linda. Elle m’attendait sur le perron, une valise à ses pieds.

— Tu as raison, Camille. Je ne veux pas être un poids pour toi. Mais promets-moi de venir me voir…

J’ai fondu en larmes. Je l’ai prise dans mes bras, sentant son corps frêle trembler contre moi.

— Je te le promets, tata.

Quelques jours plus tard, Linda a intégré une petite résidence à la périphérie de Tours. Ce n’est pas l’idéal, mais au moins elle n’est plus seule. Maman vit désormais chez nous, dans la chambre de Lucie. Les enfants dorment ensemble, François râle mais il comprend.

Mais rien n’est simple. Maman se réveille la nuit, crie parfois, cherche mon père dans les couloirs. Je suis épuisée. Je culpabilise pour Linda, pour mes enfants, pour François. Je me sens déchirée.

Un soir, alors que je borde maman, elle me prend la main.

— Tu es une bonne fille, Camille…

Je retiens mes larmes. Je voudrais croire que je fais les bons choix. Mais au fond de moi, je doute. Ai-je sacrifié ma tante pour sauver ma mère ? Mes enfants pour mes parents ? Et moi, dans tout ça ?

Est-ce que l’amour familial justifie tous les sacrifices ? Jusqu’où doit-on aller pour ceux qu’on aime ?