Dix ans plus tard : Quand les regrets ne s’effacent jamais

— Tu n’as pas changé, Isabelle.

La voix d’Antoine résonne dans la petite boulangerie du 14e arrondissement, là où tout a commencé, il y a dix ans. Je serre la poignée de mon sac, mes doigts tremblent. Dix ans. Dix ans à éviter ce quartier, à fuir les souvenirs, à me convaincre que j’avais fait le bon choix. Mais aujourd’hui, le hasard — ou le destin — m’a ramenée ici, face à lui.

Je me souviens de la dernière fois que je l’ai vu. Il pleuvait, Paris était gris, et moi, j’étais persuadée qu’il me mentait. Ma mère, toujours méfiante, m’avait dit : « Les hommes comme lui, on ne peut pas leur faire confiance. » J’avais laissé ses mots s’infiltrer dans mon esprit, jusqu’à ce qu’ils deviennent ma vérité. Antoine avait essayé de me rassurer, de m’expliquer, mais j’avais préféré croire à la trahison plutôt qu’à l’amour. J’avais claqué la porte, emportant avec moi nos rêves et son cœur brisé.

Aujourd’hui, il est là, devant moi, les cheveux un peu plus gris, le regard toujours aussi intense. Il sourit, mais c’est un sourire triste, résigné. Je sens la honte me brûler la gorge.

— Je… Je ne savais pas que tu travaillais encore ici, je balbutie.

— Je ne travaille plus ici, je passe juste prendre du pain pour ma fille.

Sa fille. Le mot me frappe comme une gifle. Il a refait sa vie. Bien sûr qu’il l’a fait. Qui aurait attendu dix ans ?

— Elle a quel âge ?

— Huit ans. Elle s’appelle Camille.

Je hoche la tête, incapable de parler. Je repense à tout ce que j’ai perdu. À tout ce que j’ai laissé filer par orgueil, par peur. Je me souviens de nos projets : acheter un petit appartement à Montreuil, ouvrir une librairie, voyager en Bretagne… Tout s’est effondré le jour où j’ai choisi d’écouter les autres plutôt que mon propre cœur.

— Tu es heureuse ?

La question me prend au dépourvu. Je pourrais mentir, prétendre que ma vie est parfaite, que j’ai tout ce dont je rêvais. Mais à quoi bon ?

— Je ne sais pas, Antoine. Je crois que je ne le serai jamais vraiment.

Il détourne les yeux, regarde la pluie tomber derrière la vitrine. Un silence lourd s’installe entre nous, rempli de tout ce qu’on ne se dira jamais.

— Pourquoi es-tu partie, Isabelle ? Pourquoi tu ne m’as pas cru ?

Sa voix tremble. Je sens les larmes monter, mais je refuse de pleurer ici, devant lui, devant la boulangère qui nous observe d’un air curieux.

— J’avais peur. Peur d’être déçue, peur de souffrir comme ma mère. Elle m’a toujours dit que l’amour, ça finit mal. J’ai cru qu’elle avait raison.

Il soupire, passe une main dans ses cheveux.

— Tu sais, j’ai attendu. Longtemps. J’espérais que tu reviendrais, que tu comprendrais… Mais tu n’es jamais revenue.

Je baisse la tête. Je voudrais m’excuser, lui dire que je regrette chaque seconde passée loin de lui, chaque nuit à ressasser nos souvenirs. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

— Et toi ? Tu es heureux ?

Il hésite.

— J’ai une belle vie. Une fille merveilleuse. Mais il y a des blessures qui ne guérissent jamais vraiment.

Je sens mon cœur se serrer. Je voudrais remonter le temps, effacer mes erreurs, lui offrir la confiance qu’il méritait. Mais il est trop tard. La vie a continué sans moi.

Soudain, la porte s’ouvre. Une petite fille entre en courant, saute dans les bras d’Antoine.

— Papa !

Il la serre contre lui, puis se tourne vers moi.

— Camille, je te présente Isabelle, une amie d’autrefois.

La petite me sourit, innocente, sans savoir qu’elle incarne tout ce que j’ai perdu.

— Enchantée, madame !

Je souris faiblement.

— Enchantée, Camille.

Antoine me lance un dernier regard, plein de tristesse et de tendresse mêlées.

— Prends soin de toi, Isabelle.

Ils sortent sous la pluie, main dans la main. Je reste seule dans la boulangerie, le cœur en miettes. Je repense à ma mère, à ses peurs, à ses conseils empoisonnés. Je repense à toutes ces années gâchées à cause de mes propres démons.

En rentrant chez moi, je m’arrête devant le miroir. Qui suis-je devenue ? Une femme qui a laissé passer l’amour de sa vie par peur d’aimer ?

Est-ce qu’on peut vraiment se pardonner d’avoir détruit son propre bonheur ? Est-ce que vous, à ma place, auriez eu le courage de revenir en arrière ?