Dix ans plus tard : Quand Julien est revenu de nulle part, mon monde a de nouveau vacillé
« Tu n’as pas le droit de revenir comme ça ! » Ma voix tremble, résonne dans le salon, brisant le silence épais qui s’est abattu sur notre appartement de Lyon. Julien, debout devant moi, les mains vides, le regard fuyant, ne répond rien. Dix ans. Dix ans de silence, de lettres sans réponse, de nuits à pleurer dans la chambre des enfants, à inventer des excuses pour expliquer l’absence de leur père. Dix ans à me demander s’il était mort, s’il avait refait sa vie, s’il pensait encore à nous. Et maintenant, il est là, devant moi, comme un fantôme revenu réclamer sa place.
Je me souviens du jour où il est parti. C’était un matin d’octobre, la pluie battait les carreaux, et il m’a embrassée sur le front avant de sortir acheter du pain. Il n’est jamais revenu. J’ai appelé la police, les hôpitaux, ses amis, sa famille. Personne ne savait rien. Ou personne ne voulait parler. J’ai dû annoncer à Camille, alors âgée de huit ans, et à Lucas, à peine cinq ans, que leur père ne rentrerait pas ce soir. Ni le lendemain. Ni jamais, pensais-je alors.
Les années ont passé. J’ai trouvé un travail à la mairie, j’ai appris à jongler entre les réunions parents-profs, les factures, les anniversaires sans papa. J’ai vu Camille se refermer, Lucas devenir agressif à l’école. J’ai porté leur douleur, leur colère, la mienne aussi. J’ai cru que j’allais m’effondrer, mais je me suis accrochée. Pour eux. Pour moi. Pour ne pas sombrer.
Et puis, ce soir, la sonnette a retenti. J’ai ouvert, et j’ai vu Julien. Les cheveux plus longs, le visage creusé, mais c’était lui. Il a murmuré : « Je suis désolé, Claire. »
Je l’ai laissé entrer, par réflexe plus que par envie. Il s’est assis sur le canapé, là où il s’asseyait pour lire des histoires aux enfants. J’ai senti la colère monter, brûlante, incontrôlable.
— Où étais-tu ?
— Je… Je ne peux pas tout expliquer. J’ai eu des problèmes. Je voulais revenir, mais je n’y arrivais pas.
Il baisse les yeux. Je serre les poings. « Tu n’y arrivais pas ? Et moi, tu crois que j’y arrivais, moi ? »
Camille entre dans le salon. Elle a dix-huit ans maintenant, les cheveux teints en bleu, le regard dur. Elle s’arrête net en voyant Julien. « C’est toi ? » Sa voix est glaciale. Lucas, derrière elle, serre sa console contre lui comme un bouclier.
Julien tente un sourire maladroit. « Camille… Lucas… Je… »
Camille le coupe : « Tu n’as pas le droit de revenir comme ça. On n’a pas besoin de toi. »
Je vois la douleur sur le visage de Julien. Mais je ne peux pas la lui épargner. Il l’a méritée.
Les jours suivants sont un enfer. Julien dort sur le canapé. Les enfants l’ignorent ou lui lancent des regards assassins. Moi, je vacille entre la haine et la nostalgie. Parfois, la nuit, je me surprends à pleurer en silence, à me rappeler les moments heureux, avant la tempête.
Un soir, alors que je débarrasse la table, Julien s’approche.
— Claire, je sais que tu me détestes. Mais je veux essayer de réparer ce que j’ai brisé.
Je ris, amère : « On ne recolle pas un vase brisé avec des excuses, Julien. »
Il baisse la tête. « Je comprends. Mais laisse-moi au moins parler aux enfants. »
Je cède, épuisée. Le lendemain, il emmène Lucas au parc. Je les observe de la fenêtre. Lucas marche à distance, les mains dans les poches, refusant tout contact. Julien parle, gesticule, tente de faire rire son fils. En vain.
Camille, elle, refuse tout dialogue. Elle claque les portes, sort tard le soir, rentre ivre parfois. Un soir, elle explose : « Tu crois qu’il suffit de revenir pour qu’on oublie tout ? Il nous a laissés tomber ! »
Je la prends dans mes bras, mais elle se débat. « Tu l’aimes encore, hein ? Tu vas lui pardonner ? »
Je ne sais pas quoi répondre. Est-ce que je l’aime encore ? Ou est-ce que j’aime seulement le souvenir de ce qu’on était ?
Les semaines passent. Julien cherche du travail, propose de payer une partie du loyer. Il cuisine, répare la fuite sous l’évier, tente de se rendre utile. Mais la méfiance reste.
Un soir, alors que nous dînons tous ensemble pour la première fois depuis son retour, Lucas lâche soudain : « Pourquoi t’es parti ? »
Julien pâlit. Il hésite, puis avoue : « J’ai eu peur. Peur de ne pas être à la hauteur, peur de tout perdre… Alors j’ai fui. »
Le silence tombe. Camille se lève et quitte la table. Lucas baisse la tête.
Après le repas, Julien me rejoint sur le balcon.
— Je ne demande pas qu’on m’excuse tout de suite. Mais j’aimerais qu’on me donne une chance.
Je regarde les lumières de la ville, les toits de Lyon qui s’étendent à perte de vue.
— Tu as brisé quelque chose en nous, Julien. Je ne sais pas si ça se répare.
Il pose une main sur la rambarde, à côté de la mienne.
— Je resterai aussi longtemps qu’il faudra.
Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à tout ce que j’ai traversé seule, à la force que j’ai trouvée en moi pour avancer malgré tout. Est-ce que je suis prête à risquer de souffrir à nouveau ? Est-ce que mes enfants pourront lui pardonner ?
Parfois, je me demande : peut-on vraiment reconstruire une famille après une telle trahison ? Ou est-ce que certaines blessures ne guérissent jamais ?