Deux ans sans nouvelles : le silence de ma fille
— Tu sais, Élise, il faut parfois laisser le temps faire son œuvre, m’a dit mon voisin Paul en déposant un gâteau au citron sur la table. Mais comment laisser le temps agir quand chaque minute pèse comme une pierre ?
Je m’appelle Élise Martin. J’habite un petit appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble ancien à Tours. Depuis deux ans, ma fille Camille ne m’a pas appelée, pas envoyé un seul message. Rien. Le silence. Un gouffre immense entre nous.
Ce matin encore, j’ai fixé mon téléphone, espérant voir s’afficher son prénom. Rien. J’ai fini par sortir sur le balcon, respirer l’air frais de la Loire, mais même le chant des oiseaux ne parvient plus à apaiser mon cœur. J’ai 68 ans et je vis seule. Mon mari est parti il y a dix ans déjà, emporté par un cancer fulgurant. Camille était tout pour moi. Ma raison de me lever chaque matin.
Paul, mon voisin du dessus, vient souvent prendre le thé avec moi. Il apporte toujours une douceur – une tartelette aux fraises, des madeleines, ou comme aujourd’hui, ce gâteau au citron qu’il sait être mon préféré. Il parle beaucoup de ses petits-enfants qui viennent le voir tous les dimanches. Moi, je souris poliment, mais au fond de moi, la jalousie me ronge.
Un jour de pluie, alors que nous étions assis dans la cuisine, Paul m’a demandé :
— Tu n’as jamais eu envie de lui écrire ?
J’ai haussé les épaules. J’ai déjà tout essayé : lettres, messages vocaux, même des colis pour son anniversaire. Tout est resté sans réponse. La dernière fois que je l’ai vue, c’était lors d’un déjeuner de famille chez ma sœur à Angers. Camille était tendue, distante. Elle a à peine touché à son assiette.
Après le repas, je l’ai prise à part dans le jardin.
— Camille, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu sembles ailleurs depuis des mois.
Elle a baissé les yeux.
— Maman, tu ne comprends jamais rien… Tu veux toujours tout contrôler.
J’ai voulu protester, lui dire que je ne faisais que m’inquiéter pour elle. Mais elle a levé la main pour m’arrêter.
— J’ai besoin d’espace. Laisse-moi respirer.
Je n’ai pas su quoi répondre. Depuis ce jour-là, plus rien. Le silence s’est installé comme une brume épaisse sur ma vie.
Les voisins murmurent parfois dans l’escalier :
— La pauvre Élise… Sa fille ne vient jamais la voir.
Je fais semblant de ne pas entendre. Mais chaque mot me transperce comme une aiguille.
Le dimanche est le pire jour de la semaine. Les familles se retrouvent dans le parc en bas de chez moi. Les enfants courent partout, les parents rient ensemble. Moi, je regarde par la fenêtre en serrant une vieille peluche que Camille m’avait offerte pour mes 60 ans : un petit lapin blanc qu’elle avait gagné à la fête foraine du quartier.
Parfois, je repense à toutes ces années où j’ai élevé Camille seule après le départ de son père. Je travaillais comme infirmière à l’hôpital Bretonneau. Je faisais des horaires impossibles pour subvenir à nos besoins. Peut-être ai-je été trop dure ? Trop exigeante ?
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits de la ville, j’ai craqué devant Paul.
— Je ne comprends pas… Qu’est-ce que j’ai fait de si grave ?
Il a posé sa main sur la mienne.
— Parfois, on aime maladroitement…
J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps ce soir-là.
La solitude est devenue ma compagne fidèle. Je me suis inscrite à un club de lecture à la médiathèque municipale pour tromper l’ennui. Mais même entourée d’autres retraités, je me sens invisible.
Un jour, j’ai croisé Camille par hasard dans une rue commerçante du centre-ville. Elle était avec une amie. Nos regards se sont croisés une seconde. Elle a détourné les yeux et a accéléré le pas. Mon cœur s’est brisé un peu plus.
J’ai voulu courir après elle, lui crier que je l’aimais malgré tout. Mais mes jambes sont restées clouées au sol.
Depuis ce jour-là, je n’attends plus rien. Mais chaque soir avant de me coucher, je regarde mon téléphone une dernière fois… au cas où.
Je sais que beaucoup de parents vivent la même chose que moi : ce sentiment d’avoir tout donné pour ses enfants et de se retrouver seuls quand ils n’ont plus besoin de nous. Est-ce la société qui pousse les jeunes à s’éloigner ? Ou bien sommes-nous responsables de nos propres malheurs ?
Parfois je me demande : si Camille revenait demain, saurais-je trouver les mots pour lui dire tout ce que j’ai sur le cœur ? Ou est-il déjà trop tard pour réparer ce qui a été brisé ?
Et vous… avez-vous déjà connu ce silence qui fait plus mal que n’importe quelle dispute ?