Cette nuit-là, j’ai mis ma fille et son copain à la porte : le soir où j’ai compris que c’était trop

— Tu n’as pas le droit de me parler comme ça chez moi !

Ma voix a claqué dans le salon, plus forte que je ne l’aurais voulu. Camille s’est figée, les yeux brillants de colère et de larmes. À côté d’elle, Thomas, son copain, a baissé la tête, mal à l’aise. Je venais de rentrer du travail, épuisée par une journée interminable à l’hôpital Edouard Herriot, et je les ai trouvés là, affalés sur le canapé, des bières vides sur la table basse et la télé hurlant un vieux film d’action. Je n’avais rien contre Thomas au début. Mais depuis six mois, tout avait changé.

Avant, Camille venait me voir le dimanche. On cuisinait ensemble, on riait, on parlait de tout et de rien. Mais depuis qu’elle avait rencontré Thomas à la fac, elle avait commencé à changer. Elle rentrait tard, parfois ivre, parfois en pleurs. Elle avait arrêté ses études de droit sans m’en parler. J’ai découvert la vérité par hasard, en ouvrant une lettre de l’université. Ce soir-là, en voyant leur insouciance et le désordre dans mon salon, quelque chose s’est brisé en moi.

— Tu exagères, maman ! On ne fait rien de mal !

La voix de Camille tremblait d’une rage adolescente que je croyais disparue depuis ses 17 ans. Thomas a tenté de la calmer :

— Laisse tomber, Camille…

Mais elle s’est levée brusquement :

— Non ! J’en ai marre que tu me traites comme une gamine !

Je me suis sentie vieille d’un coup. Fatiguée. Je me suis rappelée toutes ces nuits où je l’attendais sans savoir si elle rentrerait. Les appels du lycée quand elle séchait les cours. Les disputes pour des histoires de cigarettes ou de mauvaises fréquentations. Mais là, c’était différent. Il y avait dans son regard une défiance nouvelle, un refus total d’écouter.

— Tu veux vivre ta vie ? Très bien. Mais pas ici. Ce soir, tu prends tes affaires et tu pars.

Le silence est tombé comme une chape de plomb. Camille m’a regardée comme si je venais de la trahir. Thomas a ramassé son sac sans un mot. J’ai senti mon cœur se serrer mais je n’ai pas flanché.

Ils sont partis dans la nuit froide de février. J’ai entendu la porte claquer et j’ai éclaté en sanglots. Je n’avais jamais imaginé en arriver là.

Les jours suivants ont été un supplice. Je guettais son nom sur mon téléphone, mais rien. Pas un message. Pas un appel. J’ai croisé sa meilleure amie Inès au marché :

— Tu sais où elle est ?

Inès a hésité :

— Elle squatte chez Thomas… Elle dit que tu l’as virée comme une malpropre.

J’ai eu envie de hurler que ce n’était pas vrai, que j’avais tout fait pour elle. Mais au fond, je savais que j’avais atteint mes limites.

Le soir, je tournais en rond dans l’appartement trop silencieux. Je repensais à toutes ces années seule avec elle après le départ de son père, Vincent. À tous les sacrifices pour qu’elle ne manque de rien. Et maintenant ? Elle me rejetait comme si je n’avais jamais compté.

Un matin, ma sœur Claire m’a appelée :

— Hélène… Tu ne peux pas la laisser dehors comme ça.

J’ai explosé :

— Tu crois que ça me fait plaisir ?! Mais je ne peux plus supporter ses crises, ses mensonges… Je suis à bout !

Claire a soupiré :

— Peut-être qu’elle a juste besoin que tu l’écoutes…

Mais comment écouter quand on n’entend plus rien qu’un mur d’incompréhension ?

Au travail aussi, je n’étais plus la même. Mes collègues ont remarqué mon air absent.

— Ça va, Hélène ?

Je haussais les épaules en souriant faiblement.

Une semaine a passé ainsi. Puis un soir, alors que je rentrais sous la pluie battante, j’ai trouvé Camille devant la porte. Trempée jusqu’aux os, les yeux rouges.

— Je peux entrer ?

J’ai hésité une seconde puis j’ai ouvert la porte.

Elle s’est effondrée dans mes bras en sanglotant :

— Je suis désolée… J’ai eu peur… Thomas m’a laissée tomber… Je ne savais pas où aller…

Je l’ai serrée fort contre moi. Mon cœur battait à tout rompre.

Nous avons parlé toute la nuit. Pour la première fois depuis des mois, elle s’est confiée : sa peur de l’avenir, sa sensation d’étouffer sous mes attentes, sa colère contre son père absent… Et moi, j’ai avoué ma fatigue, ma peur de la perdre pour toujours.

Le lendemain matin, rien n’était réglé mais quelque chose avait changé. Nous avions enfin brisé le silence.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait ce soir-là. Fallait-il mettre des limites ou aurais-je dû tout accepter par amour ? Peut-on aimer sans se perdre soi-même ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?