« Ce n’est pas pour eux qu’on a acheté la maison » : Quand la famille s’invite et ne repart plus
— Tu comptes rester longtemps, maman ?
La voix de François résonne dans l’escalier, sèche, presque étrangère. Je retiens mon souffle, assise sur le rebord du lit, les poings serrés sur mes genoux. Sa mère, Monique, ne répond pas tout de suite. Elle fait mine de ne pas entendre, comme à son habitude. Depuis trois mois, elle s’est installée chez nous « le temps de se remettre de son opération ». Trois mois. Trois mois à partager notre salle de bain, notre cuisine, notre salon. Trois mois à voir notre vie de couple s’effriter, à sentir la tension s’infiltrer dans chaque recoin de la maison.
Mais ce matin-là, tout a basculé. Monique n’est plus seule. Mon beau-frère, Julien, a débarqué la veille au soir, valise à la main, sourire gêné. « J’ai perdu mon boulot, Camille… Je peux rester quelques jours ? » J’ai hoché la tête, incapable de refuser. Je me suis sentie lâche. Ou peut-être juste fatiguée de lutter.
Notre maison, achetée il y a six ans à la sueur de nos économies, n’est plus ce havre de paix dont j’avais rêvé. Les rires de nos enfants, Léa et Arthur, se mêlent désormais aux disputes feutrées, aux portes qui claquent, aux regards fuyants. Je me surprends à envier mes collègues qui se plaignent de la solitude. Moi, je donnerais tout pour un peu de silence.
— Camille, tu peux me passer le sel ?
La voix de Monique me tire de mes pensées. Je lui tends le sel sans un mot. Elle me lance un sourire pincé, comme si elle savait ce que je pense. Peut-être qu’elle sait, au fond. Peut-être qu’elle s’en moque.
Le soir, quand les enfants sont couchés, François et moi nous retrouvons dans la cuisine. Il ouvre une bouteille de vin, s’assoit en face de moi. Il a l’air épuisé.
— Je ne sais plus quoi faire, souffle-t-il. C’est ma famille…
— Et moi ? Je ne compte pas ?
Il baisse les yeux. Je sens la colère monter, brûlante, incontrôlable.
— On n’a pas acheté cette maison pour eux, François. On l’a achetée pour nous, pour nos enfants. Tu te souviens ?
Il ne répond pas. Le silence s’installe, lourd, poisseux. J’ai envie de hurler. De tout casser. Mais je me tais. Comme toujours.
Les jours passent, identiques. Monique s’impose dans la cuisine, critique ma façon de faire la soupe. Julien squatte le canapé, laisse traîner ses affaires partout. Les enfants commencent à poser des questions.
— Maman, pourquoi mamie elle vit ici maintenant ?
Je n’ai pas de réponse. Je mens. « C’est temporaire, ma chérie. » Mais je n’y crois plus moi-même.
Un dimanche matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, Monique débarque, furieuse.
— Tu pourrais faire un effort, Camille ! On n’est pas des étrangers !
Je la fixe, sidérée.
— Justement, vous n’êtes pas des étrangers. Mais ce n’est pas chez vous ici.
François surgit, tente de calmer le jeu. Mais il est trop tard. Les mots sont sortis. Monique claque la porte de la cuisine. Julien hausse les épaules et retourne à ses jeux vidéo.
Ce soir-là, je m’effondre dans la salle de bain. Je pleure en silence, pour ne pas réveiller les enfants. Je pense à mes parents, à leur petite maison en Bretagne, à la chaleur de leur foyer. Je me demande où j’ai échoué.
Le lendemain, je prends mon courage à deux mains. J’attends que François rentre du travail. Je l’attends dans le salon, les mains tremblantes.
— Il faut que ça cesse, François. Je ne peux plus vivre comme ça. C’est eux ou moi.
Il me regarde, désemparé.
— Tu ne peux pas me demander ça…
— Je ne te demande rien. Je te dis ce que je ressens. Je n’ai plus de place ici. Je ne suis plus chez moi.
Il se lève, fait les cent pas. Je sens qu’il vacille. Mais il ne choisit pas. Il ne choisit jamais.
Les semaines passent. Rien ne change. Je m’efface peu à peu. Je deviens une ombre dans ma propre maison. Les enfants me réclament, mais je n’ai plus la force. Je vais travailler, je rentre, je fais à manger, je me couche. Parfois, je rêve de tout quitter. De partir loin, seule avec Léa et Arthur. Mais je n’en ai pas le courage.
Un soir, alors que je range la vaisselle, Monique s’approche.
— Tu sais, Camille… Je comprends que ce soit difficile pour toi. Mais la famille, c’est sacré.
Je la regarde, les larmes aux yeux.
— Et moi, je ne fais pas partie de la famille ?
Elle détourne le regard. Je comprends que je n’aurai jamais ma place.
Aujourd’hui, je vous écris parce que je ne sais plus quoi faire. Est-ce que je dois accepter cette situation au nom de la famille ? Ou bien ai-je le droit de réclamer ma maison, mon intimité, ma vie ?
Est-ce que c’est égoïste de vouloir être enfin chez soi ? Est-ce que d’autres vivent la même chose que moi ?