Assises côte à côte : Ma fille et moi, abandonnées le même soir
« Tu crois qu’il va revenir ? » La voix de Camille tremblait, brisée, alors qu’elle serrait son téléphone contre elle comme une bouée de sauvetage. Je n’ai pas su quoi répondre. J’avais la gorge nouée, les yeux brûlants de larmes que je refusais de laisser couler devant elle. Mais la vérité, c’est que je ne croyais plus en rien. Pas ce soir-là.
Tout a commencé à 19h42. Je me souviens de l’heure exacte parce que je venais de sortir le gratin du four et que l’odeur du fromage fondu flottait encore dans la cuisine. Mon portable a vibré sur la table. Un simple message : « Je pars. Ne m’attends pas ce soir, ni les autres. » Signé : Paul. Vingt ans de mariage, deux enfants, et il me quitte par SMS. J’ai relu le message trois fois, incrédule. J’ai voulu appeler, mais il avait déjà bloqué mon numéro.
À peine avais-je eu le temps de comprendre ce qui m’arrivait que Camille est entrée dans la cuisine, les joues ruisselantes de larmes. « Maman… Il m’a quittée… » Elle s’est effondrée dans mes bras, secouée de sanglots. J’ai senti son cœur battre à toute allure contre ma poitrine, et j’ai su que je devais être forte pour elle. Mais comment être forte quand on est soi-même en train de sombrer ?
Nous nous sommes assises sur le canapé du salon, côte à côte, sans un mot. La télévision diffusait un vieux film français en noir et blanc, mais aucun de nous ne regardait vraiment. Camille fixait le vide, ses doigts jouant nerveusement avec la manche de son pull. J’ai posé ma main sur la sienne. Elle a sursauté, puis s’est blottie contre moi comme lorsqu’elle était petite.
« Il t’a dit pourquoi ? » ai-je murmuré.
Elle a secoué la tête. « Un message sur Instagram. Il dit qu’il n’est pas prêt… Qu’il veut être libre… » Sa voix s’est brisée. « Pourquoi ils font ça ? Pourquoi ils ne peuvent pas juste parler ? »
Je n’avais pas de réponse. Moi non plus je n’avais pas eu droit à une explication digne de ce nom. Juste un message froid, impersonnel. Comme si vingt ans ne valaient rien.
La nuit est tombée sur notre appartement de Lyon. Les lumières des immeubles voisins clignotaient derrière les rideaux tirés. J’ai entendu la voisine du dessus rentrer chez elle, ses talons claquant sur le parquet. La vie continuait ailleurs, alors que la nôtre venait de s’arrêter.
Camille a fini par s’endormir contre moi, épuisée par les larmes. Je suis restée là, à caresser ses cheveux blonds, perdue dans mes pensées. Comment allais-je lui expliquer que son père ne rentrerait plus ? Que tout ce qu’on avait construit ensemble venait de s’effondrer ?
Le lendemain matin, j’ai trouvé Paul dans l’entrée, en train de remplir une valise à la hâte. Il évitait mon regard.
« Tu ne pouvais pas me parler ? Après tout ce temps ? »
Il a haussé les épaules, l’air gêné. « Je… Je n’y arrivais pas. C’est trop compliqué… »
J’ai senti la colère monter en moi. « Trop compliqué ?! Tu crois que c’est simple pour moi ? Pour Camille ? Tu te rends compte de ce que tu fais ? »
Il n’a rien répondu. Il a pris sa valise et il est parti sans se retourner.
Camille est sortie de sa chambre au même moment, les yeux gonflés. Elle a vu la porte claquer et s’est précipitée vers moi.
« Papa… Il part vraiment ? »
Je n’ai pas eu la force de mentir. Je l’ai serrée contre moi et nous avons pleuré ensemble, encore une fois.
Les jours suivants ont été un enchaînement d’automatismes : préparer le petit-déjeuner, aller au travail, répondre aux messages des proches qui demandaient des nouvelles sans vraiment vouloir entendre la vérité. Ma mère m’a appelée :
« Tu dois être forte pour Camille… »
Mais comment être forte quand on a l’impression d’avoir tout perdu ?
Camille a arrêté d’aller en cours pendant une semaine. Elle restait enfermée dans sa chambre, écoutant en boucle des chansons tristes. Un soir, je l’ai trouvée assise sur le rebord de la fenêtre, les yeux perdus dans la nuit lyonnaise.
« Maman… Est-ce que ça va passer ? Est-ce qu’on va s’en sortir ? »
Je me suis assise à côté d’elle.
« Je ne sais pas, ma chérie… Mais on est ensemble. Et c’est tout ce qui compte pour l’instant. »
Petit à petit, on a réappris à vivre à deux. À rire malgré tout, à se soutenir dans les moments difficiles. On a commencé à sortir marcher sur les quais du Rhône le dimanche matin, à se raconter nos souvenirs d’avant… Avant que tout ne bascule.
Un soir d’été, alors que nous dînions sur le balcon, Camille m’a regardée droit dans les yeux.
« Tu crois qu’on pourra aimer encore ? Faire confiance à quelqu’un ? »
J’ai hésité avant de répondre.
« Peut-être… Mais il faudra du temps. Et il faudra apprendre à se protéger aussi… »
Aujourd’hui encore, il m’arrive de repenser à cette soirée où tout s’est effondré. À cette douleur partagée qui nous a rapprochées plus que jamais.
Est-ce qu’on mérite vraiment d’être quittées comme ça ? Est-ce que le courage existe encore dans les relations humaines ? Dites-moi… Qu’auriez-vous fait à ma place ?