À 68 ans, seule face à la ville : Mon appel silencieux à mes enfants
« Tu sais bien que ce n’est pas possible, maman. » La voix de mon fils, Antoine, résonne encore dans ma tête, sèche, presque étrangère. Je serre le combiné du téléphone si fort que mes doigts blanchissent. Je sens les larmes monter, mais je me retiens. Je raccroche sans répondre, le cœur battant trop fort pour mon âge.
Depuis la mort de Jacques, il y a trois ans, mon appartement du 14ème arrondissement est devenu un tombeau silencieux. Les murs me renvoient l’écho de mes pas, et la télévision reste allumée toute la journée pour masquer le vide. J’ai deux enfants : Antoine, qui vit à Boulogne-Billancourt avec sa femme et ses deux filles, et Sophie, installée à Lyon depuis son divorce. Je les ai élevés seule après le départ de leur père, j’ai tout sacrifié pour eux. Aujourd’hui, je n’ai plus que leurs voix au téléphone – quand ils daignent répondre.
Hier encore, j’ai tenté d’expliquer à Antoine combien la solitude me pèse. « Tu comprends, je ne demande pas grand-chose… juste une chambre, un coin où je pourrais entendre des rires, sentir la vie autour de moi. » Il a soupiré. « Maman, on n’a pas la place. Et puis… tu sais bien que Claire n’est pas très à l’aise avec cette idée. » J’ai senti la honte me brûler les joues. Claire ne m’a jamais aimée. Elle trouve que je prends trop de place, que je donne mon avis sur tout. Peut-être a-t-elle raison.
Sophie, elle, a été plus douce mais tout aussi ferme : « Maman, tu sais que je t’aime… mais avec les enfants et mon travail, je ne peux pas gérer plus. Tu serais malheureuse ici. » J’ai voulu protester mais ma voix s’est brisée. Je n’ai pas insisté.
Ce matin, j’ai croisé Madame Lefèvre sur le palier. Elle aussi vit seule depuis des années. « Vous savez, Françoise, il faut s’habituer… Les jeunes ont leur vie maintenant. » Elle a haussé les épaules avant de disparaître derrière sa porte. J’ai eu envie de hurler : mais moi aussi j’ai eu une vie ! Moi aussi j’ai aimé, travaillé, ri… Pourquoi suis-je devenue un fardeau ?
Je passe mes journées à regarder par la fenêtre les passants pressés sur le boulevard Montparnasse. Personne ne me voit. Parfois, je descends acheter une baguette juste pour entendre la boulangère me dire « Bonjour Madame ». C’est ridicule, mais ce sont ces petits mots qui me tiennent debout.
Le soir venu, l’angoisse me serre la gorge. Je repense à Noël dernier : j’étais invitée chez Antoine mais Claire avait tout organisé sans moi. J’ai aidé à mettre la table mais on m’a demandé de rester assise pour « ne pas me fatiguer ». J’ai souri toute la soirée alors que j’avais envie de pleurer. Les petites-filles sont venues m’embrasser avant d’aller jouer dans leur chambre ; elles grandissent sans moi.
Un jour, j’ai tenté d’en parler à mon médecin : « Vous savez docteur, je me sens seule… » Il a hoché la tête : « C’est très courant chez les personnes âgées en ville. Vous devriez rejoindre un club du troisième âge ou faire du bénévolat. » Mais je n’ai plus la force d’aller vers les autres ; j’ai l’impression d’être transparente.
J’ai essayé d’écrire une lettre à Sophie :
« Ma chérie,
Je ne veux pas te déranger mais parfois j’ai l’impression de disparaître un peu plus chaque jour. Je voudrais juste sentir que je compte encore pour quelqu’un… »
Je n’ai jamais envoyé cette lettre.
Parfois je me demande si c’est moi qui ai raté quelque chose. Ai-je trop donné ? Pas assez ? Est-ce la vie moderne qui nous sépare ainsi ? Quand j’étais jeune, ma mère vivait avec nous ; c’était normal. Aujourd’hui tout est différent : chacun chez soi, chacun sa vie.
Hier soir, j’ai entendu un couple se disputer dans l’appartement d’à côté :
— Tu pourrais appeler ta mère plus souvent !
— Elle est insupportable…
J’ai eu envie de frapper à leur porte et de leur dire : « Profitez-en tant qu’il est temps ! » Mais je suis restée là, figée dans mon fauteuil.
Je repense souvent à Jacques. Lui au moins savait écouter mes silences. Il aurait su trouver les mots pour rassurer Antoine et Sophie ; il aurait su leur rappeler que la famille ne s’abandonne pas.
Aujourd’hui encore, j’attends un signe : un appel, une visite surprise… Mais le téléphone reste muet et la sonnette ne retentit jamais.
Est-ce cela vieillir en France ? Devenir invisible dans une ville pleine de monde ? Pourquoi nos enfants nous oublient-ils si vite ?
Je vous pose la question : qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce égoïste de vouloir finir ses jours entourée des siens ?