« Vous partez avec les pommes de terre, et moi je reste seule » : Le cri silencieux de ma mère
« Vous partez avec les pommes de terre, et moi je reste seule. Et c’est comme ça à chaque fois. »
La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tremblante, presque étrangère. Je serre le sac de pommes de terre contre moi, figée. Ma sœur Camille me lance un regard inquiet, mais aucune de nous n’ose répondre. Il est 18h, la lumière décline sur les champs derrière la maison, et l’odeur de terre humide flotte dans l’air. Je sens mon cœur cogner dans ma poitrine.
Maman n’a jamais été comme ça. Avant, elle était la force tranquille de notre famille, institutrice respectée au village, toujours le mot juste pour rassurer ou gronder. Mais depuis quelques mois, elle se perd dans ses phrases, oublie le nom des voisins, confond les jours. Papa dit que « c’est l’âge », mais je vois bien qu’il a peur lui aussi.
Je m’appelle Élodie. J’ai 27 ans et je reviens chaque week-end au village pour aider mes parents. Camille, ma petite sœur, a 17 ans et prépare son bac à Limoges. Moi, j’ai quitté la campagne pour travailler à Bordeaux, mais chaque vendredi soir, je prends le train pour rentrer. C’est devenu une routine : on récolte les légumes du potager, on range le bois pour l’hiver, on prépare les conserves… Et maman qui répète toujours cette phrase : « Vous partez avec les pommes de terre, et moi je reste seule. »
Un soir d’octobre, alors que je pelais des carottes à la table de la cuisine, maman s’est approchée de moi. Elle avait ce regard flou, comme si elle cherchait quelque chose dans ma mémoire à elle.
— Élodie… Tu as vu mon tablier bleu ? Celui que ta grand-mère m’a donné…
— Il est sur la chaise, maman.
Elle a souri timidement, puis s’est assise à côté de moi.
— Tu te souviens quand tu étais petite et qu’on faisait des tartes aux pommes ensemble ?
J’ai hoché la tête, la gorge serrée. Oui, je m’en souvenais. Mais ce soir-là, c’est moi qui ai guidé ses mains pour éplucher les pommes.
Papa rentre tard du chantier. Il ne parle pas beaucoup de ce qui arrive à maman. Un soir, alors que Camille était déjà couchée, il s’est assis en face de moi dans le salon.
— Tu crois qu’il faudrait voir un médecin ? a-t-il murmuré.
J’ai senti la colère monter en moi.
— Papa, ça fait des mois que je te le dis ! Elle se perd dans le village, elle oublie nos prénoms…
Il a baissé les yeux.
— Je voulais pas y croire.
Le lendemain, j’ai pris rendez-vous chez le docteur Martin à la ville voisine. Le diagnostic est tombé comme une sentence : début d’Alzheimer. J’ai vu maman s’effondrer sur sa chaise en entendant le mot. Elle a murmuré : « Je vais devenir folle… »
Depuis ce jour-là, tout a changé. Les voisins chuchotent quand ils nous croisent à la boulangerie. Certains proposent leur aide, d’autres détournent le regard. Camille ne parle plus beaucoup à la maison. Elle s’enferme dans sa chambre avec ses livres et sa musique.
Un dimanche matin, alors que je préparais le café, j’ai entendu maman pleurer dans sa chambre. Je suis entrée sans frapper. Elle était assise sur le lit, serrant une vieille photo de nous trois.
— Pourquoi vous me laissez toujours seule ? Vous venez prendre les pommes de terre et puis vous partez…
Je me suis assise près d’elle et j’ai pris sa main.
— On ne t’abandonne pas, maman. On fait ce qu’on peut…
Mais au fond de moi, je savais que ce n’était pas vrai. Chaque dimanche soir, je reprenais le train pour Bordeaux avec un sentiment de trahison collé au ventre.
Les semaines ont passé. La maladie a grignoté les souvenirs de maman comme des mites dans une vieille couverture. Un jour, elle a appelé Camille « Élodie », puis elle m’a demandé où était papa alors qu’il était juste devant elle.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les champs silencieux, Camille a éclaté en sanglots à table.
— J’en peux plus… J’ai peur qu’elle m’oublie complètement…
Papa a posé sa main sur son épaule.
— On va s’en sortir ensemble.
Mais je voyais bien qu’il n’y croyait pas vraiment.
J’ai commencé à chercher des solutions : aide à domicile, maison spécialisée… Mais chaque démarche me donnait l’impression de trahir maman un peu plus. Elle qui avait tout sacrifié pour nous offrir une vie meilleure…
Un samedi soir, alors que je rangeais les courses dans la cuisine, maman est entrée en titubant.
— Vous partez déjà ? Vous avez pris les pommes de terre ?
J’ai éclaté en sanglots devant elle pour la première fois.
— Non maman… Je veux pas partir…
Elle m’a serrée maladroitement dans ses bras.
— Ne pleure pas ma fille… Je suis là…
Mais déjà son regard se perdait ailleurs.
Aujourd’hui encore, chaque fois que je quitte la maison familiale pour retourner à ma vie citadine, j’entends sa voix résonner derrière moi : « Vous partez avec les pommes de terre… et moi je reste seule… »
Est-ce qu’on peut vraiment concilier nos vies modernes avec le devoir envers ceux qui nous ont tout donné ? Jusqu’où va la responsabilité d’un enfant envers ses parents vieillissants ?