Vendre mon appartement, refuser d’aider ma fille : égoïsme ou justice ?
« Tu ne comprends donc pas, maman ? » La voix de Camille résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. Je suis assise sur le rebord de la fenêtre, le souffle court, le regard perdu sur les enfants qui rient dans la cour en contrebas. Le soleil tape fort sur les pavés de notre immeuble du 14e arrondissement, mais je frissonne. Aujourd’hui, j’ai pris une décision irrévocable : vendre cet appartement où j’ai tout vécu, et m’installer dans une résidence pour seniors à Montrouge. Mais ce n’est pas ça qui me serre le cœur. Non, c’est le fait que Camille, ma fille unique, n’aura rien de cette vente.
« Tu pourrais au moins penser à moi ! » Elle a claqué la porte derrière elle, laissant derrière elle un parfum de colère et de tristesse mêlées. Je me revois, vingt ans plus tôt, la serrant contre moi après la mort de son père, lui promettant que je serais toujours là pour elle. Mais aujourd’hui, je doute. Suis-je une mauvaise mère ?
Camille a trente-deux ans. Elle vit en colocation à Saint-Ouen, jongle entre des petits boulots et des rêves d’artiste. Elle me reproche souvent de ne pas l’avoir assez soutenue, ni matériellement ni moralement. « Tu as toujours été froide », m’a-t-elle lancé un soir d’hiver, alors que je lui proposais une soupe et qu’elle voulait juste parler. J’ai grandi dans une famille où l’on ne disait jamais « je t’aime », où l’on se débrouillait seul. Mon père, ouvrier à la RATP, disait : « On ne doit rien à personne. »
Mais aujourd’hui, tout le monde semble penser le contraire. Les parents aident leurs enfants à acheter leur premier studio, à payer leurs études à l’étranger, à financer leurs rêves. Moi, je n’ai pas les moyens — ni l’envie — de jouer ce rôle-là. J’ai travaillé toute ma vie comme secrétaire médicale à la Pitié-Salpêtrière. J’ai économisé sou après sou pour cet appartement modeste, sans jamais demander d’aide à personne.
Pourtant, la culpabilité me ronge. Hier soir encore, j’ai relu le message de Camille : « Tu préfères donner ton argent à des inconnus plutôt qu’à ta propre fille ? » J’ai failli répondre, puis j’ai éteint mon téléphone. Je sais qu’elle traverse une période difficile ; ses amis se marient, achètent des appartements avec l’aide de leurs parents. Elle se sent laissée pour compte.
Mais il y a autre chose que Camille ignore : depuis deux ans, je lutte contre un cancer du sein. Je n’en ai parlé à personne. Je n’ai pas voulu l’inquiéter, ni la forcer à s’occuper de moi par devoir. Je veux garder ma dignité jusqu’au bout. La résidence où je vais m’installer propose un accompagnement médicalisé ; c’est cher, mais c’est ce qu’il me faut.
Je me souviens du jour où j’ai signé le compromis de vente avec M. Lefèvre, l’agent immobilier. Il m’a demandé : « Vous avez des héritiers ? » J’ai hésité avant de répondre : « Oui… mais je préfère garder cet argent pour moi. » Il a haussé les sourcils sans commenter. En sortant de l’agence, j’ai croisé une voisine, Mme Dubois, qui m’a dit : « Vous savez, ma fille a tout eu… et maintenant elle ne me parle plus. »
Le soir même, Camille est venue me voir. Elle avait les yeux rouges et la voix tremblante :
— Maman, pourquoi tu fais ça ?
— Faire quoi ?
— Me punir…
Je n’ai pas su quoi répondre. J’aurais voulu lui dire que ce n’est pas une punition, mais une nécessité. Que je veux qu’elle apprenne à se battre seule, comme moi. Que je veux aussi vivre mes dernières années sans dépendre d’elle ou de personne.
Mais comment expliquer cela sans passer pour une égoïste ?
Les jours passent et la tension grandit entre nous. Camille ne répond plus à mes messages. Ma sœur Hélène m’appelle : « Tu exagères, Marie. Tu pourrais au moins lui donner un petit quelque chose… » Mais je reste ferme.
Un matin, alors que je trie mes affaires pour préparer mon déménagement, je tombe sur un vieux carnet où Camille avait dessiné notre famille : elle petite fille entre son père et moi, tous souriants. Les larmes me montent aux yeux. Ai-je raté quelque chose ?
Le jour du déménagement arrive enfin. Les déménageurs s’affairent dans le salon pendant que je fais un dernier tour de l’appartement vide. Camille n’est pas venue dire au revoir. Je laisse sur la table une lettre pour elle :
« Ma chérie,
Je sais que tu m’en veux et que tu ne comprends pas mon choix. Sache que ce n’est pas par manque d’amour mais parce que je crois en toi plus que tu ne crois en toi-même. J’ai confiance en ta force et en ta capacité à te construire seule. Prends soin de toi.
Maman »
En montant dans le taxi qui m’emmène vers ma nouvelle vie, je regarde une dernière fois les fenêtres de mon ancien chez-moi. Un sentiment étrange m’envahit : mélange d’apaisement et de tristesse profonde.
Ai-je eu raison de choisir ma propre tranquillité au détriment du bonheur immédiat de ma fille ? Est-ce cela être juste ou simplement égoïste ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?