Une seule pièce, quatre générations : mon combat pour la dignité

— Tu crois qu’on va encore manger des pâtes ce soir, Mamie ?

La voix fluette de Lila résonne dans la pièce exiguë, couverte du bruit des voitures qui passent sous la fenêtre. Je serre les dents. Je n’ai pas envie de répondre. Je n’ai pas envie d’admettre que oui, encore une fois, ce sera des pâtes. Parce que c’est ce qui coûte le moins cher. Parce que je n’ai pas le choix.

Je m’appelle Françoise. J’ai 62 ans. Et je vis dans un studio de 25m² à Saint-Denis avec mes trois petits-enfants : Lila, 8 ans, Mehdi, 5 ans, et Chloé, 2 ans. Leur mère, Amélie, est enceinte du quatrième. Mon fils Julien ? Il a disparu depuis trois ans. Il était encore à la fac quand Amélie est tombée enceinte de Lila. Il a paniqué. Il a fui. Et c’est moi qui ai ramassé les morceaux.

Je me souviens du jour où tout a basculé. C’était un samedi d’avril, il pleuvait à verse. Julien est rentré à la maison, le visage fermé. Il a jeté son sac sur le canapé et m’a dit :

— Maman, Amélie est enceinte.

J’ai cru à une blague. Mais non. Il était sérieux. J’ai senti la colère monter en moi, mais aussi une peur sourde. Comment allions-nous faire ? Julien n’avait pas de travail, Amélie non plus. Ils étaient jeunes, inconscients. Mais ce n’est pas moi qui portais l’enfant.

Quelques mois plus tard, Lila est née. Julien a tenu deux semaines avant de disparaître. Il a laissé Amélie seule avec le bébé. Elle a tenu bon un temps, puis elle aussi a craqué. Elle a commencé à sortir tard le soir, à ramener des hommes à la maison. Un matin, elle n’est pas rentrée. J’ai trouvé Lila hurlant de faim dans son lit.

J’ai appelé les services sociaux. Ils m’ont dit qu’ils allaient « suivre la situation ». Mais rien n’a changé. J’ai pris Lila avec moi. Puis Mehdi est arrivé deux ans plus tard — même histoire, même abandon. Chloé a suivi. Et maintenant, Amélie est enceinte du quatrième.

Le matin, je me lève avant tout le monde pour préparer le petit-déjeuner : du pain rassis trempé dans du lait pour les enfants, un café pour moi si j’ai eu assez d’argent pour en acheter. Je les habille tant bien que mal avec des vêtements récupérés chez Emmaüs ou donnés par des voisins compatissants.

Lila va à l’école primaire du quartier. Elle est brillante, mais je vois bien qu’elle souffre du regard des autres enfants. Elle ne veut jamais inviter personne à la maison.

— Pourquoi on n’a pas une vraie maison comme les autres ?

Je n’ai pas de réponse.

Mehdi fait des cauchemars toutes les nuits. Il se réveille en pleurant :

— Maman va revenir ?

Je lui caresse les cheveux et je mens :

— Oui, mon cœur… bientôt.

Mais je n’y crois plus depuis longtemps.

Chloé ne parle presque pas. Elle s’accroche à ma jupe toute la journée.

Les services sociaux passent parfois nous voir. Ils disent que je suis courageuse, que je fais « ce que je peux ». Mais ils ne font rien de plus qu’un rapport tous les six mois.

Un soir d’hiver, alors que la pluie tambourine sur les vitres sales, Amélie débarque sans prévenir. Elle sent l’alcool et la cigarette froide.

— Je peux dormir ici ?

Je la regarde sans savoir quoi dire. Les enfants se précipitent vers elle, affamés d’amour maternel. Elle les repousse doucement.

— Pas ce soir… Mamie est fatiguée.

Elle s’effondre sur le matelas posé au sol et s’endort aussitôt.

Je passe la nuit à pleurer en silence dans la cuisine minuscule.

Le lendemain matin, elle est partie avant l’aube.

Parfois je me demande comment j’en suis arrivée là. J’ai travaillé toute ma vie comme aide-soignante à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière. J’ai élevé Julien seule après que son père nous ait quittés pour « refaire sa vie » dans le Sud. J’ai cru lui avoir transmis des valeurs : le respect, la responsabilité… Mais il a fui devant ses obligations comme son père avant lui.

La honte me ronge parfois plus que la faim ou le froid. Quand je croise les regards des autres parents devant l’école, je baisse les yeux.

Un jour, la directrice m’a prise à part :

— Madame Martin, il faudrait vraiment trouver une solution pour le logement… Ce n’est pas possible de vivre ainsi avec trois enfants dans une seule pièce.

J’ai souri tristement.

— Vous croyez que je ne le sais pas ?

J’ai fait mille démarches pour obtenir un logement social plus grand. On me répond toujours la même chose : « Vous êtes sur liste d’attente ». Cela fait cinq ans que j’attends.

Un soir, alors que je borde Lila dans le lit superposé branlant qu’un voisin nous a donné, elle me demande :

— Tu crois que papa pense à nous ?

Je sens ma gorge se serrer.

— Je ne sais pas… Peut-être…

Mais au fond de moi, je sais qu’il ne reviendra pas.

La nuit venue, quand tout le monde dort enfin — ou fait semblant — je m’assois près de la fenêtre et j’écoute les bruits de la ville qui ne dort jamais vraiment ici. Je pense à ma vie d’avant, à mes rêves envolés. Je pense surtout à ces enfants qui n’ont rien demandé et qui paient le prix des erreurs des adultes.

Parfois j’en veux à Julien plus qu’à tout autre. Comment peut-on abandonner ses enfants ? Comment peut-on fuir ainsi ? Est-ce que j’ai raté quelque chose dans son éducation ? Est-ce que c’est moi qui ai failli ?

Mais il suffit d’un sourire de Chloé ou d’un câlin maladroit de Mehdi pour que je reprenne courage.

Un matin d’avril — encore un — une assistante sociale frappe à la porte.

— Madame Martin ? Nous avons peut-être une solution temporaire pour vous… Un foyer mère-enfant vient d’ouvrir quelques places.

Je sens mon cœur bondir dans ma poitrine : espoir mêlé de peur et d’incertitude.

Je regarde mes petits-enfants jouer sur le tapis élimé et je me demande :

Est-ce que j’aurai enfin droit à un peu de répit ? Est-ce qu’on peut vraiment réparer une famille brisée ? Ou bien sommes-nous condamnés à survivre dans l’ombre des erreurs passées ?