Un silence entre deux battements de cœur
— Tu ne trouves pas que la déco de cette maison est un peu… datée ?
La voix de Claire résonne dans la salle à manger, coupant net le rire de mes enfants. Je serre la nappe entre mes doigts, le cœur battant trop fort. Autour de la table, mes parents échangent un regard gêné. Ma fille, Juliette, baisse les yeux sur son assiette. Mon fils, Lucas, se fige, fourchette en l’air.
Je sens le malaise s’installer, lourd comme une chape de plomb. Claire continue, insouciante :
— Je veux dire… On pourrait peut-être enlever ces cadres ? On dirait un mausolée, avec toutes ces photos d’Anne partout.
Le prénom d’Anne claque dans l’air comme une gifle. Ma gorge se serre. Trois ans que ma femme est partie, trois ans que je me bats pour maintenir notre famille debout. Trois ans que chaque photo d’elle sur les murs est un phare pour mes enfants, un repère dans la tempête.
Je regarde Claire. Elle sourit, persuadée d’apporter un vent de fraîcheur dans notre vie. Elle ne voit pas les larmes qui montent aux yeux de Juliette, ni le visage fermé de Lucas. Elle ne comprend pas que pour nous, Anne n’est pas qu’un souvenir poussiéreux à ranger dans une boîte.
— Claire… commence ma mère d’une voix douce, mais je l’interromps.
— Non, maman. Laisse.
Je me lève brusquement. La chaise grince sur le carrelage. Je sens tous les regards sur moi, mais je n’arrive plus à respirer dans cette pièce où l’air est devenu trop lourd.
Je sors sur le balcon. Le vent froid de ce soir d’avril me fouette le visage. J’entends la porte-fenêtre s’ouvrir derrière moi.
— François…
C’est Claire. Elle pose une main sur mon épaule. Je me dégage doucement.
— Tu ne comprends pas, Claire. Tu ne comprends pas ce que ces photos représentent pour nous.
Elle soupire, agacée :
— Mais tu ne crois pas qu’il est temps de tourner la page ? Anne est partie, François. Tu as le droit d’être heureux aussi.
Je me retourne vers elle, la colère montant en moi.
— Et mes enfants ? Tu crois qu’ils peuvent tourner la page comme ça ? Tu crois qu’on efface une mère parce qu’on a envie de refaire sa vie ?
Elle recule d’un pas, blessée.
— Je voulais juste t’aider…
Je ferme les yeux. J’entends encore la voix d’Anne dans ma tête : « Prends soin d’eux, François. »
Le repas se termine dans un silence glacial. Juliette monte dans sa chambre sans un mot. Lucas s’enferme dans la sienne avec son casque sur les oreilles. Mes parents partent rapidement, gênés.
Claire reste debout dans le salon, les bras croisés.
— Tu vas vraiment laisser tes enfants décider de ta vie ?
Sa question me transperce. Je repense à toutes ces soirées où elle m’a redonné goût à la vie, à ses bras qui m’ont réchauffé quand le manque d’Anne me glaçait le cœur. Mais ce soir, tout vacille.
Je m’assois sur le canapé, la tête entre les mains. Les souvenirs affluent : Anne qui rit en préparant des crêpes avec Juliette ; Anne qui serre Lucas contre elle après une mauvaise note ; Anne qui me regarde avec tendresse alors que je doute de tout.
Je me relève et monte voir Juliette. Elle est assise sur son lit, les genoux repliés contre elle.
— Papa… Tu vas enlever les photos de maman ?
Sa voix tremble. Je m’assois près d’elle et la prends dans mes bras.
— Jamais sans ton accord, ma puce. Maman fait partie de nous. Personne ne pourra changer ça.
Lucas frappe à la porte et entre sans attendre.
— Papa… Je veux pas qu’elle vienne vivre ici si elle n’aime pas maman.
Ses mots sont des lames dans mon cœur fatigué. Je caresse ses cheveux en silence.
Plus tard dans la nuit, je retrouve Claire dans la cuisine. Elle pleure en silence.
— Je suis désolée… Je voulais juste trouver ma place.
Je m’assois en face d’elle.
— Ta place n’est pas à prendre celle d’Anne. Elle est à inventer avec nous, avec nos souvenirs et nos blessures. Si tu ne peux pas accepter ça…
Elle hoche la tête, les yeux rouges.
— Je croyais pouvoir… Mais je me sens toujours en compétition avec une morte.
Je soupire. La réalité me frappe : aimer après le deuil n’est pas effacer le passé, c’est apprendre à vivre avec lui.
Le lendemain matin, Claire fait sa valise. Les enfants restent dans leur chambre pendant qu’elle descend l’escalier une dernière fois.
Avant de partir, elle me regarde longuement.
— Peut-être qu’un jour tu seras prêt à vraiment tourner la page…
Je ferme la porte derrière elle avec un mélange de soulagement et de tristesse. J’ai perdu deux femmes en trois ans — l’une à cause du destin, l’autre parce qu’elle n’a pas su aimer nos cicatrices.
Le soir venu, je rassemble mes enfants autour d’un chocolat chaud. Nous regardons les photos d’Anne et nous racontons des souvenirs en riant et en pleurant tout à la fois.
Est-ce qu’on peut vraiment aimer à nouveau sans trahir ceux qu’on a perdus ? Ou bien faut-il accepter que certaines blessures ne se referment jamais ? Qu’en pensez-vous ?