Un nouveau départ : Accueillir Mamie Lucienne chez nous
— Elle est où, mon sac ?! Je l’avais là, sur la table !
La voix de Mamie Lucienne résonne dans la cuisine, tremblante, presque suppliante. Je serre la poignée de la porte, le cœur battant. Encore une crise. Depuis qu’elle vit chez nous, chaque matin commence par une tempête. Je m’appelle Claire, j’ai 38 ans, deux enfants et, depuis trois mois, une nouvelle colocataire : la grand-mère de mon mari, François.
C’est lui qui a insisté :
— Claire, on ne peut pas la laisser seule. Elle se perd dans son propre appartement, elle oublie d’éteindre le gaz…
J’ai cédé. Par amour pour lui, par devoir aussi. Mais je n’étais pas prête à voir mon quotidien voler en éclats. Lucienne n’est pas méchante. Elle est juste… ailleurs. Parfois elle me prend pour sa sœur disparue, parfois elle me regarde comme une étrangère. Les enfants, Paul et Juliette, oscillent entre amusement et peur devant ses absences.
Ce matin-là, alors que je tente de calmer Lucienne, François descend l’escalier en trombe.
— Maman, tu as encore oublié ton sac dans la salle de bain. Viens, je vais te le montrer.
Lucienne le suit docilement. Moi, je m’effondre sur une chaise. Je n’en peux plus. Les nuits sont courtes : elle se lève à trois heures du matin pour « aller à l’école » ou cherche son mari mort depuis vingt ans. J’ai beau expliquer aux enfants que Mamie est malade, Juliette pleure parfois en cachette parce que Mamie ne se souvient plus de son prénom.
Le soir, quand la maison s’apaise enfin, François et moi nous disputons à voix basse.
— Tu ne comprends pas ce que c’est d’être toute la journée avec elle !
— Je sais… Mais c’est ma grand-mère. Elle m’a élevé quand mes parents travaillaient tout le temps…
Je voudrais lui dire que moi aussi j’ai besoin d’aide. Que je me sens invisible derrière les besoins de Lucienne. Mais je ravale mes mots. La culpabilité me ronge : comment puis-je être aussi égoïste ?
Un dimanche après-midi, alors que je prépare un gâteau avec les enfants, Lucienne disparaît. Panique. On fouille la maison, le jardin, la rue. Je cours jusqu’à la boulangerie du coin où elle allait autrefois acheter son pain.
— Vous cherchez votre maman ? me demande la boulangère avec douceur.
Je hoche la tête, les larmes aux yeux.
— Elle est passée tout à l’heure… Elle voulait acheter des bonbons pour « ses petits ». Je l’ai raccompagnée jusqu’à chez vous.
Je rentre en courant. Lucienne est là, assise sur le canapé, un sachet de bonbons à la main et un sourire d’enfant sur le visage.
— Tu veux un caramel ?
Je m’effondre à ses pieds et j’éclate en sanglots. Elle me caresse les cheveux comme quand j’étais petite. Soudain, elle murmure :
— Merci de t’occuper de moi…
Ce soir-là, je regarde François dormir et je comprends que nous sommes tous perdus parfois. Que la maladie de Lucienne n’est pas seulement une épreuve pour elle mais pour toute notre famille. Les enfants apprennent la patience ; moi, l’humilité.
Peu à peu, j’apprends à lâcher prise. J’accepte que Lucienne répète vingt fois la même question. J’invente des jeux pour stimuler sa mémoire : on regarde ensemble de vieux albums photos, on cuisine ses recettes d’enfance. Parfois elle rit aux éclats en se souvenant d’un détail oublié ; parfois elle pleure sans raison apparente.
Un soir d’été, alors que nous dînons dehors sous les lampions du jardin, Lucienne lève son verre :
— À la famille !
Paul et Juliette trinquent avec elle. François me serre la main sous la table. Je sens une chaleur nouvelle envahir mon cœur : celle d’avoir tenu bon malgré tout.
Mais chaque jour reste un défi. Les voisins murmurent parfois : « C’est courageux ce que vous faites… » Certains amis s’éloignent ; ils ne comprennent pas pourquoi on s’impose ça alors qu’il existe des maisons spécialisées.
Mais comment abandonner celle qui a tant donné ? Comment expliquer aux enfants qu’on ne laisse pas tomber les siens quand ils deviennent vulnérables ?
Aujourd’hui encore, alors que j’écris ces lignes dans le silence du matin, j’entends Lucienne murmurer dans sa chambre :
— Claire ? Tu es là ?
Oui, Mamie. Je suis là.
Est-ce que je fais bien ? Est-ce que l’amour suffit à réparer ce que la mémoire efface ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?