Un Anniversaire Inoubliable : Le Prix de Mon Rêve
« Tu ne penses donc qu’à toi, maman ? » La voix de mon fils, Antoine, résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. Ce soir-là, la salle des fêtes de notre petit village de la Drôme était pleine à craquer. Les rires, la musique, les verres qui s’entrechoquaient… tout semblait parfait. Mais derrière mon sourire, je sentais déjà la tempête gronder.
Depuis des mois, j’avais rêvé de cette fête. Soixante-dix ans, ce n’est pas rien. Après une vie à m’occuper des autres, à mettre de côté mes envies pour élever Antoine seule après la mort de son père, je voulais enfin penser à moi. J’avais économisé sou par sou, refusé les petits plaisirs, tout ça pour offrir à mes amis et à ma famille un moment inoubliable. Un traiteur, un orchestre, même un photographe venu de Valence… J’avais tout organisé dans les moindres détails.
Mais ce que je n’avais pas prévu, c’était la réaction d’Antoine et de sa femme, Claire. Dès leur arrivée, j’ai senti une tension. Claire m’a à peine embrassée, les lèvres pincées. Antoine, lui, semblait ailleurs, le regard fuyant. Je n’ai pas compris tout de suite. Je me suis dit qu’ils étaient fatigués par la route ou par leurs deux petits, Léa et Hugo, qui couraient déjà partout.
Ce n’est qu’après le gâteau, quand les invités commençaient à partir, qu’Antoine m’a prise à part. Il a fermé la porte derrière nous, et son visage s’est durci.
— Maman, tu sais qu’on comptait sur ton aide pour la voiture…
J’ai senti mon cœur se serrer. Oui, ils m’en avaient parlé, vaguement. Mais jamais une demande claire, jamais un chiffre précis. Et puis, c’était mon anniversaire, non ?
— Antoine, je… Je voulais juste…
— Tu voulais quoi ? Faire la fête pendant que nous galérons avec cette vieille Clio qui tombe en panne tous les mois ?
Claire est entrée à son tour, les bras croisés.
— On s’est privés pour rien, apparemment. Tu aurais pu nous prévenir au moins.
J’ai voulu expliquer, dire que ce n’était pas contre eux, que j’avais besoin de ce moment pour moi. Mais les mots se sont coincés dans ma gorge. J’ai vu dans leurs yeux une déception immense, presque du mépris.
La soirée s’est terminée dans un silence glacial. Les invités partis, je me suis retrouvée seule au milieu des ballons dégonflés et des restes de champagne. J’ai repensé à chaque sacrifice fait pour Antoine : les heures supplémentaires à l’hôpital, les vacances annulées, les vêtements rapiécés… Et maintenant que je m’accordais une soirée, tout s’écroulait.
Les jours suivants ont été un supplice. Antoine ne répondait plus à mes appels. Claire m’a envoyé un message sec : « On préfère prendre nos distances pour l’instant. » Même Léa et Hugo ne venaient plus le mercredi. Le vide dans la maison était assourdissant.
J’ai tenté de me rassurer. Après tout, n’avais-je pas le droit d’être heureuse ? Mais la culpabilité me rongeait. À la boulangerie, les voisines chuchotaient : « Tu as vu le festin qu’elle s’est offert ? » Même mon amie Gisèle m’a lancé : « Tu aurais pu penser aux jeunes… »
Un soir, n’y tenant plus, je suis allée chez Antoine. La lumière était allumée dans la cuisine. J’ai frappé doucement. Claire a ouvert, surprise, puis a soupiré en me voyant.
— Je veux juste parler à Antoine, ai-je murmuré.
Il est arrivé, fatigué, les traits tirés.
— Maman, on n’a pas envie de se disputer encore.
— Je ne veux pas me disputer. Je veux comprendre. Est-ce que tu crois vraiment que je ne pense qu’à moi ?
Il a baissé les yeux. Un silence lourd s’est installé.
— Tu as toujours été là pour moi, maman. Mais là… On avait besoin de toi. Et tu as choisi autre chose.
J’ai senti les larmes monter.
— Toute ma vie, j’ai choisi pour toi. Pour une fois…
Claire m’a coupée :
— On ne t’en veut pas d’avoir voulu être heureuse. Mais tu aurais pu nous en parler. On se sent mis de côté.
J’ai compris alors que le problème n’était pas seulement l’argent. C’était ce sentiment d’exclusion, cette impression que je leur avais caché quelque chose d’important. Peut-être aurais-je dû partager mon rêve avec eux, leur expliquer pourquoi cette fête comptait tant pour moi.
Les semaines ont passé. Petit à petit, les choses se sont apaisées. Léa est revenue goûter chez moi, timidement. Antoine m’a appelée pour me demander une recette. Mais quelque chose s’est brisé. La confiance n’est plus tout à fait la même.
Aujourd’hui, je regarde les photos de cette soirée. Les sourires figés, les regards fuyants. Je me demande si le bonheur personnel vaut vraiment le prix du silence et des non-dits. Ai-je eu tort de penser à moi ? Ou bien est-ce à eux d’apprendre que les parents aussi ont des rêves ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce égoïste de vouloir exister autrement qu’à travers ses enfants ?