Trois Petits Cœurs et Un Grand Vide : Mon Histoire de Père à la Dérive

— François, il faut que tu viennes tout de suite. C’est urgent.

La voix de l’infirmière résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, presque irréelle. Je me souviens avoir lâché le gobelet de café qui s’est renversé sur le carrelage froid de la salle d’attente. J’ai couru dans le couloir blanc de l’hôpital Saint-Antoine, mon cœur battant à tout rompre. Derrière la porte 312, Elodie, ma femme, venait d’accoucher de nos triplés : Louise, Camille et Paul. Trois petits miracles, trois petits cris qui avaient illuminé ma vie d’un bonheur pur, presque insupportable tant il était intense.

Mais ce matin-là, à peine vingt-quatre heures après leur naissance, j’ai compris que le bonheur pouvait être aussi fragile qu’une bulle de savon.

— Monsieur Martin, asseyez-vous, s’il vous plaît…

Le médecin, le visage grave, m’a regardé droit dans les yeux. Je n’ai pas voulu m’asseoir. J’ai senti mes jambes trembler.

— Il y a eu des complications pour Elodie. Une hémorragie… Nous faisons tout notre possible.

Le mot « hémorragie » s’est planté dans mon crâne comme une lame. J’ai voulu crier, hurler à l’injustice. Comment était-ce possible ? Hier encore, nous riions ensemble en choisissant les prénoms des enfants. Hier encore, elle me serrait la main en me disant : « On va y arriver, François. »

J’ai attendu des heures dans ce couloir glacé, entouré de familles qui pleuraient ou riaient selon la nouvelle qu’elles recevaient. J’ai appelé ma mère, qui a accouru depuis Montreuil. Mon père est resté silencieux au téléphone ; il n’a jamais su trouver les mots justes.

Quand le médecin est revenu, j’ai su avant même qu’il ouvre la bouche. Son regard fuyant, ses mains jointes…

— Je suis désolé…

Le reste s’est noyé dans un brouillard de larmes et de cris étouffés. Elodie était partie. Partie alors que nos enfants venaient à peine d’ouvrir les yeux sur ce monde.

Les jours suivants ont été un enchaînement de gestes automatiques. Je me suis retrouvé seul avec trois nourrissons prématurés en couveuse et un vide immense à la maison. Les assistantes sociales défilaient dans ma chambre d’hôpital :

— Monsieur Martin, avez-vous de la famille pour vous aider ?
— Vous savez qu’il existe des aides pour les familles nombreuses ?
— Voulez-vous parler à un psychologue ?

Je répondais machinalement, sans vraiment comprendre ce qu’on attendait de moi. Ma mère s’est installée chez nous pour m’aider à gérer les biberons et les couches. Mais elle était aussi perdue que moi.

Le soir, quand tout le monde dormait enfin, je m’asseyais dans la chambre vide d’Elodie. Je respirais son parfum sur son oreiller et je lui parlais :

— Tu vois, Louise a encore pleuré toute la nuit… Camille a déjà ton sourire… Paul serre mon doigt comme si sa vie en dépendait… Pourquoi tu n’es plus là ?

Les semaines ont passé. J’ai dû affronter les démarches administratives : déclarer le décès à la mairie du XIe arrondissement, organiser les obsèques au cimetière du Père-Lachaise. J’ai vu défiler des visages familiers et des inconnus venus déposer une rose blanche sur le cercueil d’Elodie.

À la maison, tout me rappelait son absence : sa tasse préférée sur l’évier, ses livres ouverts sur la table du salon, ses vêtements encore suspendus dans l’armoire. Parfois, j’entendais sa voix dans le silence.

Ma belle-sœur Claire venait souvent m’aider. Un soir, alors que je peinais à endormir Paul qui hurlait sans raison apparente, elle m’a pris la main :

— François, tu dois accepter de demander de l’aide. Tu ne peux pas tout porter seul.

Mais comment demander de l’aide quand on se sent déjà coupable d’être encore là ? Quand on se dit chaque matin qu’on aurait préféré partir à sa place ?

Un matin d’avril, alors que je promenais les triplés dans leur landau triple (un monstre encombrant qui attirait tous les regards dans notre quartier du Marais), une voisine m’a arrêté :

— Vous êtes courageux… Moi je n’aurais jamais pu tenir après un drame pareil.

Je n’ai rien répondu. Le courage ? Non. Juste l’instinct de survie.

Petit à petit, j’ai appris à connaître mes enfants sans Elodie. J’ai découvert que Louise adorait qu’on lui chante « Au clair de la lune », que Camille riait aux éclats dès qu’on lui chatouillait les pieds et que Paul s’endormait seulement quand je lui murmurais des histoires inventées.

Mais chaque progrès était teinté d’amertume : leur premier sourire sans leur mère, leur premier bain sans ses mains douces pour les rassurer.

Un soir d’été, alors que je regardais mes enfants dormir côte à côte dans leur lit parapluie, j’ai éclaté en sanglots. Ma mère m’a rejoint et m’a serré fort contre elle.

— Tu as le droit d’être triste, François. Mais tu as aussi le droit d’être heureux avec eux.

Ses mots ont résonné longtemps en moi. Peut-on vraiment être heureux après avoir tout perdu ? Peut-on aimer pleinement ses enfants quand on a peur de leur transmettre sa douleur ?

Aujourd’hui encore, je me bats chaque jour pour avancer. Je me bats contre la solitude, contre la fatigue écrasante et contre cette culpabilité qui ne me quitte jamais vraiment.

Mais chaque matin où Louise me sourit en tendant les bras vers moi, chaque éclat de rire de Camille ou chaque câlin maladroit de Paul me rappellent qu’il y a encore de la lumière dans ma vie.

Et vous… Que feriez-vous à ma place ? Comment continuer à aimer quand le cœur est brisé ?