Trois générations, cinquante-cinq mètres carrés : Mon cri silencieux derrière la porte de la salle de bain

— Tu vas encore rester longtemps là-dedans ?

La voix de mon fils, Julien, résonne derrière la porte. Je retiens mon souffle, assise sur le rebord de la baignoire, les mains crispées sur mon visage trempé de larmes. Je n’ai pas la force de répondre. J’ai honte de pleurer, honte d’être devenue cette femme qui se cache pour craquer. Mais comment faire autrement ? Depuis que Julien, sa femme Claire et leur petit Kylian sont revenus vivre chez moi, dans ce deux-pièces du 18e arrondissement, je ne reconnais plus ma vie.

Cinquante-cinq mètres carrés pour cinq personnes : ma mère Odette, moi, Julien, Claire et le petit. C’est absurde. On se marche dessus du matin au soir. La cuisine est devenue un champ de bataille :

— Il n’y a plus de beurre ! s’énerve Claire en fouillant le frigo.
— C’est pas moi ! répond Julien, déjà accaparé par son téléphone.
— Maman, tu peux acheter du beurre ?

Toujours moi. Toujours celle qui doit penser à tout. Je me sens invisible, sauf quand il s’agit de remplir le frigo ou de calmer les disputes. Ma mère râle sans cesse :

— À mon époque, on ne vivait pas comme ça ! On avait du respect !

Je serre les dents. Odette n’a jamais accepté Claire. Elle trouve qu’elle ne fait rien comme il faut avec Kylian. Et Claire, elle, ne supporte plus les remarques d’Odette. Julien fait l’autruche. Il part tôt travailler à la Poste et rentre tard, prétextant des heures sup’ pour éviter l’ambiance électrique.

Le soir, quand tout le monde est là, c’est l’enfer. Kylian court partout, tape sur les murs, crie :

— Mamie ! Mamie ! Regarde !

Je fais semblant de sourire. Mais à l’intérieur, je me sens vide. J’ai 56 ans et j’ai l’impression d’avoir raté ma vie. Je rêvais d’une retraite paisible avec un peu de place pour respirer, peut-être voyager avec une amie… Mais non. Je suis coincée ici, à gérer trois générations sous le même toit.

Tout a basculé il y a deux ans. Julien a perdu son boulot dans l’informatique. Claire était enceinte de Kylian. Ils n’ont pas pu payer leur loyer à Saint-Ouen. J’ai dit oui tout de suite :

— Venez à la maison, on s’arrangera.

Je pensais que ce serait temporaire. Mais les mois ont passé. Julien a retrouvé un petit boulot à la Poste, Claire fait des ménages à mi-temps… Impossible de trouver un logement abordable à Paris ou même en banlieue proche.

La promiscuité nous ronge tous. Odette ne supporte plus les pleurs du petit la nuit. Claire n’a plus d’intimité avec Julien — ils dorment sur un matelas dans le salon. Moi, je dors dans la chambre avec ma mère qui ronfle et se plaint toute la nuit.

Parfois, je rêve d’ouvrir la fenêtre et de hurler ma détresse à tout Montmartre. Mais je me tais. Je prends sur moi. Pour eux.

Un soir, alors que je prépare une soupe pour tout le monde, j’entends Claire éclater en sanglots dans le couloir :

— Je n’en peux plus ! On étouffe ici !

Julien hausse le ton :

— Tu crois que ça me fait plaisir ? Tu veux qu’on dorme dehors ?

Je pose la louche et m’approche doucement :

— On va trouver une solution…

Mais au fond de moi, je n’y crois plus vraiment.

Les jours passent et se ressemblent. Les petites joies — un sourire de Kylian, un café partagé avec Odette quand elle est de bonne humeur — ne suffisent plus à masquer la fatigue et le ressentiment qui s’installent.

Un matin, alors que je sors les poubelles, je croise Madame Lefèvre du troisième :

— Vous avez bonne mine, Françoise ! Toujours entourée de votre famille… Quelle chance !

Je souris poliment mais j’ai envie de crier : « Ce n’est pas une chance ! C’est un fardeau ! »

Le soir même, nouvelle dispute pour la salle de bain :

— C’est toujours toi qui prends tout ton temps ! s’énerve Claire.
— J’ai besoin d’un moment à moi !

Je claque la porte et m’effondre sur le carrelage froid. Je repense à mon mari disparu trop tôt, à mes rêves envolés…

Pourquoi est-ce toujours aux femmes de tout porter ? Pourquoi doit-on sacrifier nos envies pour nos enfants ? Est-ce que j’ai vraiment fait le bon choix en acceptant tout ça ?

Je me relève péniblement et essuie mes larmes. Demain sera un autre jour… Mais combien de temps tiendrons-nous encore ainsi ?

Est-ce que d’autres vivent la même chose ? Est-ce normal d’aimer sa famille et de vouloir fuir en même temps ?