Trois Frères, Un Mariage : Le Prix du Bonheur Partagé
« Tu ne comprends donc rien, Camille ? Ce mariage, c’est pour Maman, pas pour nous ! » La voix de mon frère aîné, Julien, résonne encore dans ma tête alors que je regarde mon reflet dans le miroir de la salle des fêtes municipale de Saint-Étienne. Ma robe blanche me serre la poitrine, non pas à cause du corset, mais de l’angoisse qui monte. Aujourd’hui, nous sommes le 17 juin, et dans quelques minutes, mes deux frères et moi allons dire « oui » devant plus de huit cents invités. Trois mariages en un. Une folie. Une fête que toute la ville attendait depuis des mois.
Je me souviens encore du jour où Maman a lancé l’idée, entre deux verres de vin lors d’un repas dominical : « Et si vous vous mariiez tous ensemble ? Ce serait magnifique, non ? » Elle avait ce regard brillant, celui qu’elle n’a plus depuis que Papa est parti avec une autre femme. Nous avons ri, pensant à une blague. Mais elle n’a jamais lâché l’affaire. Julien et son amoureuse Claire étaient déjà fiancés. Paul, notre benjamin, venait de rencontrer Lucie — un coup de foudre. Moi… Je venais à peine d’accepter la demande d’Antoine, mon compagnon depuis six ans. Nous étions tous à des stades différents de nos histoires d’amour, mais Maman voulait sa revanche sur la vie.
Les préparatifs ont été un enfer. Trois couples, trois visions du bonheur, trois familles à réunir. Les réunions se terminaient souvent en cris :
— « Je veux un buffet végétarien ! » lançait Lucie.
— « Hors de question ! Chez les Martin, on mange du cochon ! » répliquait Julien.
— « Et moi alors ? Je suis allergique aux fruits de mer ! » ajoutais-je.
Maman tranchait toujours : « On fera comme je dis. C’est MON jour aussi. »
La presse locale s’est emparée de l’histoire : « Trois mariages pour le prix d’un ! » titraient-ils. Les invitations sont parties loin : cousins de Bretagne, amis d’enfance de Paris, collègues de Lyon… Huit cents personnes. La salle des fêtes a dû être agrandie pour l’occasion. Les commerçants du quartier offraient des fleurs, des gâteaux, même le maire voulait prononcer un discours.
Mais derrière les sourires forcés et les photos posées, tout se fissurait. Julien ne parlait plus à Claire depuis une semaine ; Paul doutait déjà de son engagement ; moi, je sentais Antoine s’éloigner chaque jour un peu plus. La veille du mariage, j’ai surpris Maman en pleurs dans la cuisine :
— « Tu sais, Camille… J’ai peur que tout ça ne soit qu’une mascarade. »
Je n’ai rien su répondre. J’avais la même peur.
Le matin du grand jour, tout s’est accéléré. Les coiffeuses couraient dans tous les sens ; les enfants des cousins se disputaient les dragées ; Maman donnait des ordres comme un général en guerre. Je me suis réfugiée dans les toilettes pour respirer. J’ai entendu Paul murmurer à travers la porte :
— « Tu crois qu’on fait une bêtise ? »
Je n’ai pas eu le courage d’ouvrir.
L’église était pleine à craquer. Les flashs crépitaient. Le maire a fait son discours : « Aujourd’hui, la famille Martin nous montre que l’amour triomphe toujours ! » J’ai failli éclater de rire ou de larmes — je ne sais plus.
Au moment d’échanger nos vœux, j’ai croisé le regard d’Antoine. Il avait l’air absent. J’ai senti une boule dans ma gorge.
— « Camille… » a-t-il murmuré si bas que seul moi pouvais l’entendre. « Est-ce qu’on fait ça pour nous ? »
J’ai baissé les yeux.
La fête a été grandiose : valses, feux d’artifice, montagnes de choux à la crème. Mais dans les coulisses, tout s’effondrait. Claire a claqué la porte après une dispute avec Julien sur la piste de danse ; Paul s’est enfermé dans sa voiture avec Lucie pour pleurer ; Antoine m’a prise à part sous un arbre :
— « On peut encore partir… »
Mais comment fuir devant huit cents personnes ? Devant Maman qui rayonnait enfin ?
À trois heures du matin, alors que les derniers invités titubaient vers leurs taxis, j’ai retrouvé mes frères sur le perron de la salle des fêtes. Nous étions épuisés, défaits.
— « On a fait ça pour elle… » a soufflé Paul.
Julien a hoché la tête :
— « Mais à quel prix ? »
Aujourd’hui, six mois plus tard, je repense à cette nuit-là. Julien et Claire sont séparés ; Paul et Lucie tentent de recoller les morceaux ; Antoine et moi vivons chacun dans notre coin. Maman accroche encore les photos du triple mariage dans son salon et raconte à qui veut l’entendre que c’était le plus beau jour de sa vie.
Mais moi… Je me demande chaque soir : est-ce qu’on peut vraiment sacrifier son bonheur pour celui des autres ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour rendre votre famille heureuse ?