Tout pour mes enfants, et maintenant seule : Histoire d’une mère oubliée

— Tu ne comprends jamais rien, maman !

La porte claque. Le silence retombe, lourd, tranchant. Je reste là, debout dans le couloir, la main encore tendue vers la poignée. J’entends les pas précipités de Camille dans l’escalier, puis le claquement de la porte d’entrée. Je ferme les yeux. Encore une dispute. Encore des mots qui blessent. Je me demande si c’est moi qui ai changé ou si ce sont eux, mes enfants, qui sont devenus des étrangers.

Je m’appelle Françoise. J’ai soixante-huit ans. Toute ma vie, j’ai tout donné pour mes enfants. J’ai sacrifié mes rêves, mes envies, mes amitiés. J’ai mis de côté mes passions pour qu’ils ne manquent de rien. J’étais institutrice à l’école primaire du quartier, mais c’est à la maison que je me suis sentie la plus utile, la plus vivante. Je me souviens des goûters improvisés, des déguisements cousus main pour le carnaval, des nuits blanches à veiller sur une fièvre ou un chagrin d’amour.

Aujourd’hui, la maison est vide. Les rires ont disparu, remplacés par le tic-tac de l’horloge et le bourdonnement du frigo. Camille vit à Lyon, prise dans le tourbillon de son travail d’avocate. Antoine, mon fils aîné, s’est installé à Bordeaux avec sa famille. Ils m’appellent parfois, rarement. Les fêtes de famille sont devenues des obligations, des moments tendus où chacun regarde sa montre, pressé de repartir.

Hier encore, j’ai tenté d’appeler Camille. Elle a décroché, la voix sèche :
— Maman, je suis en réunion, je te rappelle.
Elle n’a pas rappelé.

Je me repasse en boucle les souvenirs. Les anniversaires où j’étais la première à me lever pour préparer un gâteau au chocolat. Les vacances à La Baule, quand on riait tous ensemble dans les vagues. Où sont passés ces moments ? Pourquoi tout s’est-il effrité ?

Mon mari, Gérard, est parti il y a dix ans. Un infarctus foudroyant. Depuis, je me bats seule contre la solitude. J’ai essayé de m’occuper : le club de lecture à la médiathèque, un peu de bénévolat à la Croix-Rouge. Mais rien ne comble ce vide. Rien ne remplace la chaleur d’une famille réunie.

Un soir, alors que je dînais seule devant la télévision, j’ai reçu un message d’Antoine :
« Salut Maman, désolé, on ne pourra pas venir à Noël cette année. Les enfants sont malades et on a trop de boulot. »
J’ai posé ma fourchette. J’ai senti les larmes monter. Noël, c’était sacré. J’ai toujours tout fait pour que ce soit un moment magique. Cette année, il n’y aurait pas de sapin, pas de rires d’enfants, pas de cadeaux à cacher dans les placards.

Je me suis surprise à envier les voisines. Madame Dupuis, qui reçoit ses petits-enfants tous les mercredis. Madame Lefèvre, dont la maison déborde de vie et de cris. Moi, je n’ai que le silence pour compagnie.

Un jour, j’ai croisé Camille par hasard dans une boulangerie du centre-ville. Elle était pressée, tirée à quatre épingles, le téléphone collé à l’oreille. Je lui ai souri, j’ai voulu l’embrasser. Elle a reculé, gênée :
— Maman, pas maintenant, je suis en retard.
J’ai senti un froid glacial me traverser. J’ai acheté une baguette et je suis rentrée chez moi, le cœur serré.

Je me demande sans cesse : où ai-je échoué ? Ai-je trop donné ? Pas assez ? J’ai voulu être une mère parfaite, mais peut-être ai-je étouffé mes enfants sous le poids de mon amour. Peut-être n’ont-ils jamais appris à me voir autrement que comme un pilier, une évidence.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits de Paris, j’ai reçu un appel inattendu. C’était Camille.
— Maman… Je… Je voulais savoir comment tu vas.
Sa voix tremblait. J’ai senti une brèche dans la carapace.
— Je vais bien, ma chérie. Tu me manques.
Un silence. Puis elle a murmuré :
— Toi aussi.

Ce soir-là, j’ai compris que tout n’était pas perdu. Mais la blessure reste vive. Je vis avec cette question lancinante : l’amour maternel est-il voué à être oublié ? Est-ce le destin de toutes les mères de finir seules, après avoir tout donné ?

Je regarde les photos accrochées au mur : Camille petite fille, Antoine sur son vélo, Gérard qui sourit. Je me demande si un jour mes enfants comprendront tout ce que j’ai sacrifié pour eux. Si un jour ils reviendront vers moi, non par devoir mais par amour.

Et vous, dites-moi : est-ce que l’on aime trop ses enfants ? Est-ce qu’on finit toujours par être oubliée quand on a tout donné ?