Tout ce qui me reste, c’est une boîte de photos
« Tu n’as rien à faire ici, Hélène. Ce n’est plus ta maison. » La voix de Claire résonne encore dans l’entrée, froide et tranchante comme une lame. Je serre contre moi la boîte en carton que j’ai récupérée dans la chambre de Pierre, mon frère. Dedans, des photos jaunies, des lettres froissées, quelques souvenirs d’enfance. C’est tout ce qui me reste de lui.
Je me revois, debout dans ce salon où nous avons tant ri, tant pleuré aussi. Les murs sont nus, les meubles déjà marqués par la présence de Claire et de ses enfants. Je ne reconnais plus rien. Pierre est mort il y a trois semaines, emporté par un cancer fulgurant. Je n’ai pas eu le temps de lui dire au revoir. Et maintenant, je n’ai même plus le droit de m’asseoir sur le canapé où nous inventions des histoires quand nous étions petits.
« Tu comprends, Hélène, tout me revient légalement. C’est la loi. » Claire a dit cela sans me regarder dans les yeux, en rangeant distraitement des papiers dans un tiroir. Je n’ai pas répondu. Que répondre à la loi ? Que répondre à la froideur administrative qui efface trente ans de complicité fraternelle ?
Maman n’a rien dit non plus. Elle s’est contentée de hocher la tête, les yeux rougis par les larmes et la fatigue. Depuis la mort de Pierre, elle s’est refermée sur elle-même. Papa, lui, n’a même pas fait le déplacement depuis Bordeaux. « Je ne veux pas d’histoires », a-t-il dit au téléphone. Comme si notre famille n’était qu’une suite d’histoires à éviter.
Je suis sortie de la maison sous la pluie fine de novembre, cette boîte serrée contre moi comme un trésor dérisoire. J’ai marché longtemps dans les rues désertes du village, jusqu’à ce que mes chaussures soient trempées et mes mains glacées. Je pensais à Pierre, à nos jeux dans le jardin derrière l’église, aux secrets murmurés sous les draps quand l’orage grondait dehors.
Pourquoi tout cela s’arrête-t-il si brutalement ? Pourquoi l’amour fraternel ne pèse-t-il rien face aux papiers notariés ? J’aurais voulu crier ma colère à Claire, lui dire qu’elle ne connaissait pas vraiment Pierre, qu’elle ne savait rien de nos souvenirs partagés. Mais je me suis tue. Par fierté ou par lassitude ? Je ne sais plus.
Le lendemain, j’ai ouvert la boîte sur ma table de cuisine. Les photos me regardaient comme des fantômes familiers : Pierre en short sur la plage de Royan, moi accrochée à son bras, nos parents souriants derrière nous. Une lettre pliée en quatre a glissé entre mes doigts. L’écriture de Pierre, reconnaissable entre mille : « À ma sœur Hélène, pour ne jamais oublier… »
J’ai lu et relu ces mots simples, ces souvenirs griffonnés à la va-vite sur une feuille d’écolier. J’ai pleuré longtemps ce soir-là. Pas seulement pour Pierre, mais pour tout ce que j’avais perdu : une famille unie, une place dans ce monde.
Les jours ont passé. Les conversations avec maman sont devenues rares et brèves. Elle évite le sujet de l’héritage, comme si en parler pouvait faire revenir Pierre ou effacer l’injustice. J’ai tenté d’appeler Claire une fois. Elle n’a pas décroché.
Au village, les gens chuchotent sur mon passage. « La sœur de Pierre… Elle n’a rien eu… » Certains baissent les yeux par gêne ou par pitié. D’autres me regardent avec une curiosité malsaine. J’ai l’impression d’être transparente.
Un soir, j’ai croisé Lucie, une amie d’enfance. Elle m’a invitée à prendre un café chez elle.
— Tu tiens le coup ? m’a-t-elle demandé doucement.
— Je ne sais pas… Je me sens vide. Comme si je n’existais plus sans lui.
— Tu existes pour moi, tu sais.
J’ai souri faiblement. Mais au fond de moi, je savais que rien ne serait plus jamais comme avant.
Les semaines se sont transformées en mois. J’ai repris le travail à la médiathèque du village, tentant de retrouver un semblant de normalité. Mais chaque soir en rentrant chez moi, je m’arrête devant cette boîte posée sur la commode du salon. Parfois je l’ouvre et je parle à Pierre à voix basse.
— Tu te souviens quand on s’est perdus dans la forêt près du lac ? Tu avais eu si peur pour moi…
Je parle seule, mais ça me fait du bien. C’est tout ce qui me reste : des souvenirs et une boîte de photos.
Un dimanche matin, maman m’a appelée.
— Hélène… Je voulais te dire que je t’aime. Même si tout ça est injuste…
Sa voix tremblait d’émotion. J’ai senti mes propres larmes monter.
— Moi aussi je t’aime maman… On va s’en sortir toutes les deux.
Depuis ce jour-là, j’essaie d’avancer. De reconstruire quelque chose à partir du vide laissé par Pierre et par cette famille éclatée par l’argent et le chagrin.
Mais parfois je me demande : est-ce que les liens du sang comptent vraiment quand tout se résume à un testament et à quelques objets matériels ? Est-ce que l’amour fraternel peut survivre à l’injustice et au silence ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce que vous croyez encore aux liens familiaux quand tout s’effondre autour de vous ?