Toujours la Forte : Le Poids Invisible de l’Épaule sur Qui Tout Repose

« Tu t’en sortiras, tu as toujours su gérer. »

Ces mots de mon mari, Jacques, résonnent encore dans ma tête comme une gifle froide. Je suis debout dans la cuisine, les mains tremblantes, les yeux rougis par les larmes que j’essaie de cacher derrière mes lunettes. Il ne comprend pas. Personne ne comprend. Toute ma vie, j’ai été celle qui arrangeait tout, qui portait la famille à bout de bras. Mais aujourd’hui, je n’en peux plus.

« Françoise, tu pleures encore ? » demande Jacques en entrant, son ton plus agacé qu’inquiet.

Je me retourne, la voix brisée : « J’en peux plus, Jacques. J’ai besoin d’aide. »

Il soupire, hausse les épaules et retourne dans le salon allumer la télé. Je reste seule avec ma détresse, le bruit du journal télévisé couvrant mes sanglots étouffés.

Depuis toujours, on m’a appelée « la forte ». Petite déjà, c’était moi qui consolais ma sœur Lucie quand nos parents se disputaient. Plus tard, c’est moi qui ai organisé le mariage de mon frère Paul, qui ai veillé sur maman pendant sa maladie, qui ai géré les papiers après le décès de papa. Quand j’ai rencontré Jacques à la fac de lettres à Lyon, il m’a dit qu’il admirait ma force tranquille. Mais aujourd’hui, cette force me pèse comme une malédiction.

Nos enfants sont grands maintenant. Claire vit à Paris avec ses deux petits ; elle m’appelle tous les soirs pour me raconter ses soucis de boulot et me demander des conseils pour les enfants. Antoine est resté à Lyon ; il passe quand il a besoin d’un plat maison ou d’un coup de main pour ses impôts. Même nos petits-enfants savent que « Mamie Françoise » a toujours une solution.

Mais qui prend soin de moi ?

La semaine dernière, j’ai fait un malaise en rangeant les courses. J’ai eu peur, vraiment peur. J’ai appelé Claire en pleurant. Elle a paniqué : « Maman, tu ne peux pas nous faire ça ! Tu es notre pilier ! »

Le lendemain, elle est venue avec les enfants. Elle a rempli le frigo, rangé un peu… puis elle est repartie en me serrant fort dans ses bras : « Repose-toi, maman. Mais tu vas t’en sortir, tu es forte ! »

Toujours ce mot : forte.

Mais je ne veux plus être forte. Je veux juste qu’on me voie, qu’on m’écoute sans attendre que je règle tout toute seule.

Hier soir encore, j’ai tenté d’expliquer à Jacques ce que je ressens :

— Tu sais, parfois j’aimerais que tu prennes les devants… Que tu cuisines un peu ou que tu proposes une sortie…
— Oh ça va Françoise ! Tu sais bien que je ne suis pas doué pour ça… Et puis toi tu fais ça tellement mieux !

J’ai eu envie de hurler. Pourquoi est-ce toujours à moi ? Pourquoi personne ne se demande si je suis fatiguée ?

Je repense à ma mère. Elle aussi était « la forte ». Elle s’est éteinte à 68 ans d’un cancer foudroyant. Je me souviens de son regard triste quand elle m’a dit : « On croit que je peux tout encaisser… Mais parfois j’aurais aimé qu’on me prenne dans les bras sans rien demander. »

Est-ce donc ça notre destin de femmes ? Être indispensables mais invisibles ?

Ce matin, j’ai pris une décision. J’ai appelé mon médecin traitant, le docteur Morel.

— Françoise, il faut penser à vous maintenant. Vous avez fait assez pour les autres.

Il m’a proposé un arrêt maladie et m’a conseillé de voir une psychologue. J’ai accepté. Pour la première fois depuis des années, j’ai ressenti un soulagement.

Quand j’ai annoncé à Jacques que je ne ferai plus les courses ni les repas pendant quelques jours, il a haussé les sourcils :

— Mais enfin Françoise… Qui va s’occuper de tout ça ?
— Toi, Jacques. Toi ou personne.

Il est resté bouche bée. J’ai vu dans ses yeux une lueur d’inquiétude – ou était-ce de la peur ?

Le soir venu, j’ai reçu un message de Claire : « Maman, tu fais peur à tout le monde en disant que tu arrêtes… Tu vas bien ? »

J’ai répondu simplement : « J’apprends à penser à moi. »

Je me sens coupable et soulagée à la fois. Coupable parce que j’ai l’impression d’abandonner ceux que j’aime ; soulagée parce que je respire enfin pour moi.

Dans la nuit, je n’arrive pas à dormir. Je repense à toutes ces années où j’ai mis mes besoins de côté pour être celle qu’on attendait que je sois.

Est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un si on ne se respecte pas soi-même ? Est-ce qu’un jour on verra la femme derrière la mère, l’épouse, la grand-mère ?

Et vous… avez-vous déjà eu l’impression d’être invisible derrière votre force ?