Sous le même toit, des rêves brisés : Chronique d’une jeunesse parentale en France
— Tu crois vraiment que tu vas t’en sortir comme ça, Camille ? Tu n’as que dix-sept ans !
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre mon fils contre moi, son souffle chaud sur ma clavicule. Il a à peine six mois et déjà, il est au cœur d’une tempête qui le dépasse. Je me répète que je dois être forte, mais mes mains tremblent. Je regarde par la fenêtre, les toits gris de notre cité de Nanterre s’étendent à perte de vue. Je me demande comment j’ai pu en arriver là.
Tout a commencé un soir de juin, au lycée Louise-Michel. J’étais amoureuse de Julien, un garçon de ma classe, drôle et tendre, qui me faisait oublier la grisaille du quotidien. On rêvait d’un appartement à Paris, de voyages en Italie, de liberté. Mais la vie ne nous a pas laissé le temps de rêver longtemps. Trois mois plus tard, le test de grossesse affichait deux barres roses. J’ai pleuré dans les bras de Julien, puis seule dans ma chambre, puis encore dans les toilettes du lycée.
— On va s’en sortir, je te le promets, m’avait-il dit en caressant mes cheveux.
Mais il ne savait pas ce que cela voulait dire. Personne ne le savait.
Quand j’ai annoncé la nouvelle à mes parents, le silence a été plus violent que n’importe quel cri. Mon père a quitté la pièce sans un mot. Ma mère a pleuré toute la nuit. Le lendemain matin, elle m’a dit :
— Tu vas gâcher ta vie, Camille. Tu ne comprends pas ce que tu fais.
Mais c’était trop tard pour reculer. L’avortement ? J’y ai pensé, bien sûr. Mais je n’ai pas pu. Peut-être par peur, peut-être par amour pour ce petit être qui grandissait déjà en moi.
Julien a essayé d’être là. Il venait tous les soirs après ses cours, il posait sa main sur mon ventre et parlait à notre bébé. Mais ses parents à lui n’ont pas supporté la nouvelle. Ils l’ont menacé de le mettre dehors s’il restait avec moi. Alors il a commencé à venir moins souvent. Il disait qu’il devait réviser pour le bac. Puis il ne venait plus du tout.
J’ai accouché seule, ou presque. Ma mère était là, mais elle n’a pas prononcé un mot pendant tout le travail. Quand j’ai tenu mon fils pour la première fois, j’ai compris que ma vie venait de basculer à jamais.
Les mois suivants ont été un enfer. Les nuits blanches, les couches à changer, les pleurs incessants… et surtout le regard des autres. Au supermarché, les caissières me dévisageaient comme si j’étais une criminelle. Au parc, les autres mamans me lançaient des sourires gênés ou détournaient les yeux.
Mon père ne m’adressait plus la parole. Il passait ses soirées devant la télé ou au bistrot du coin. Ma mère s’occupait du petit quand je craquais, mais elle ne ratait jamais une occasion de me rappeler que j’avais tout gâché.
— Tu aurais pu avoir ton bac, faire des études… Maintenant tu es coincée ici.
Je voulais leur prouver qu’ils avaient tort. J’ai repris les cours par correspondance, entre deux biberons et trois lessives. Mais c’était trop dur. J’ai abandonné après trois mois.
Julien ? Il a refait sa vie avec une autre fille du lycée. Il m’envoie parfois un message pour demander des nouvelles du petit, mais il ne vient jamais le voir.
Un soir d’hiver, alors que je berçais mon fils dans l’obscurité de ma chambre, ma mère est entrée sans frapper.
— Tu sais Camille… Je t’en veux pas vraiment. Mais j’ai peur pour toi. J’ai peur que tu deviennes comme moi : fatiguée, amère…
J’ai senti mes larmes couler sans pouvoir les arrêter.
— Je veux juste qu’il ait une vie meilleure que la mienne, ai-je murmuré.
Elle m’a serrée dans ses bras pour la première fois depuis des mois.
Aujourd’hui, mon fils a presque un an. Je travaille comme caissière dans un supermarché du quartier. Je rêve encore parfois d’une autre vie : reprendre mes études, voyager… Mais chaque matin, quand je vois son sourire édenté, je me dis que tout ça en valait peut-être la peine.
Est-ce que j’ai vraiment tout gâché ? Ou est-ce que j’ai simplement choisi un chemin différent ? Est-ce qu’on peut encore rêver quand on est devenu adulte trop tôt ?