Soixante-dix ans de silence : Comment j’ai perdu mon fils Julien
« Tu ne comprends donc jamais rien, maman ?! » La voix de Julien résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. Je revois la scène : la table du salon, les restes d’un repas du dimanche, et Camille, sa femme, qui détourne les yeux, gênée. Ce jour-là, il a claqué la porte. Depuis, le silence s’est installé, épais, étouffant.
Je m’appelle Françoise, j’ai soixante-neuf ans. J’habite dans le 14ème arrondissement de Paris, dans un appartement trop grand pour une seule personne. Les murs sont couverts de photos : Julien enfant, ses anniversaires, ses premiers pas à l’école primaire Jean Moulin, puis son bac au lycée Montaigne. Mais depuis trois ans, aucune nouvelle photo n’a rejoint les autres. Mon fils ne vient plus. Il ne m’appelle plus.
Tout a commencé quand Julien a rencontré Camille. Une fille discrète, issue d’une famille bourgeoise de Neuilly. Au début, j’étais heureuse pour lui. Mais très vite, j’ai senti qu’elle voulait tout contrôler : leur emploi du temps, leurs vacances, même les menus du dimanche. J’ai essayé de garder ma place de mère, de donner des conseils – peut-être trop souvent. « Laisse-les vivre leur vie », me disait ma sœur Hélène. Mais comment faire ? Julien était tout pour moi depuis la mort de son père, Paul, il y a quinze ans.
Un soir d’hiver, alors que je préparais une blanquette de veau – son plat préféré –, Camille a refusé d’en manger sous prétexte qu’elle était végétarienne. J’ai mal réagi. J’ai dit des choses blessantes : « Chez moi, on mange ce qu’on sert ! » Julien a pris sa défense. Ce fut la première dispute sérieuse. Après cela, leurs visites se sont espacées.
J’ai tenté de me rattraper : j’ai acheté des livres de cuisine végétarienne, j’ai proposé des sorties au théâtre ou au musée d’Orsay – sans succès. Camille trouvait toujours une excuse. Un jour, j’ai surpris une conversation entre eux dans le couloir :
— « Ta mère est trop envahissante, Julien. Elle veut tout décider à notre place. »
— « Elle est seule… Elle ne se rend pas compte… »
J’ai compris que j’étais devenue un problème.
Le point de rupture est arrivé lors d’un déjeuner familial chez eux à Vincennes. J’avais apporté un cadeau pour leur fils, mon petit-fils Paul – un train en bois fabriqué par un artisan breton. Camille a refusé qu’il y joue : « Il y a des petites pièces, c’est dangereux ! » J’ai explosé :
— « Tu exagères ! À force de tout interdire à cet enfant, il va finir par avoir peur de tout ! »
Julien s’est levé brusquement :
— « Maman, tu dépasses les bornes ! Si tu ne respectes pas nos choix, tu ne viendras plus ! »
Depuis ce jour-là, plus rien. Ni appels, ni messages. Même à Noël dernier, j’ai laissé un message sur leur répondeur – sans réponse.
La solitude est devenue ma compagne la plus fidèle. Je fais semblant devant mes amies du club de lecture à la médiathèque Glacière : « Oui, Julien va bien… Ils sont très occupés… » Mais le soir, je pleure en silence devant la télévision allumée pour masquer le vide.
J’ai essayé d’écrire une lettre à Julien :
« Mon chéri,
Je suis désolée si je t’ai blessé. Je voulais seulement être présente pour toi et ta famille. Peut-être ai-je voulu trop bien faire… Je t’aime plus que tout.
Maman »
La lettre est restée sur mon bureau pendant des semaines avant que j’ose la poster. Aucune réponse.
Parfois, je croise des femmes de mon âge au parc Montsouris avec leurs petits-enfants. Elles rient ensemble, partagent des goûters sur un banc en bois. Moi, je reste à distance, le cœur serré.
Ma sœur Hélène me répète : « Il faut accepter que les enfants prennent leur envol… » Mais comment accepter d’être effacée ? Comment supporter l’idée que mon amour maternel soit devenu un fardeau ?
Je repense à toutes ces années où j’ai tout sacrifié pour Julien : mes soirées, mes vacances, même ma carrière à la mairie du 13ème arrondissement. Ai-je trop donné ? Ou pas assez ? Où ai-je commis l’irréparable ?
Un matin de printemps, alors que je rangeais la chambre d’amis – celle où Julien dormait enfant –, j’ai retrouvé son vieux carnet de dessins. Sur la première page, il avait écrit à huit ans : « Pour maman, la meilleure du monde ». J’ai éclaté en sanglots.
Aujourd’hui encore, je me demande si je dois insister ou lâcher prise. Est-ce à moi de faire le premier pas ? Ou dois-je attendre que Julien comprenne ma détresse ?
À toutes les mères qui liront mon histoire : jusqu’où faut-il aller pour garder le lien avec ses enfants sans les étouffer ? Peut-on aimer trop fort ?
Et vous… Si vous étiez à ma place, que feriez-vous ?