Quand Trois Devient de Trop : L’histoire de Notre Séparation Inattendue
« Tu plaisantes, n’est-ce pas ? » La voix de Guillaume résonne encore dans la cuisine, tranchante, presque étrangère. Je serre le test de grossesse dans ma main, les yeux embués. Les enfants dorment à l’étage, inconscients de la tempête qui s’annonce. Je n’ai jamais vu Guillaume ainsi. Douze ans que nous partageons tout, du premier baiser sous la pluie à la naissance de Camille et Paul, nos deux soleils. Mais ce soir, il y a dans ses yeux une peur que je ne comprends pas.
« Non, Guillaume. Je suis enceinte. C’est arrivé… Je ne sais pas comment te le dire autrement. »
Il se détourne, passe la main dans ses cheveux bruns déjà parsemés de gris. « On avait dit deux, Lucie. Deux, c’était notre équilibre. Tu sais très bien qu’avec mon boulot au cabinet, je ne peux pas… Trois, c’est trop. »
Je sens la colère monter, mêlée à une tristesse sourde. « Ce n’est pas un chiffre, Guillaume. C’est notre enfant. »
Il soupire longuement, s’assoit lourdement sur une chaise. Le silence s’installe, pesant. Je me sens seule, terriblement seule dans cette cuisine où tout semblait si simple autrefois.
Les jours suivants sont un enchaînement de disputes à voix basse, de regards fuyants et de nuits blanches. Guillaume rentre tard, évite les conversations. Je me surprends à pleurer dans la salle de bains pour ne pas réveiller les enfants. Camille me demande pourquoi papa est triste ; Paul veut savoir si on va partir en vacances comme prévu.
Un soir, alors que je prépare le dîner, Guillaume entre sans un mot et pose une enveloppe sur la table. « Je vais dormir chez mon frère quelques temps. J’ai besoin de réfléchir. »
Je reste figée, la spatule à la main. Les enfants jouent dans le salon, insouciants. Je sens mon monde s’effondrer.
Les semaines passent. Guillaume ne revient pas. Il appelle parfois pour parler aux enfants, mais évite soigneusement toute discussion avec moi. Ma mère vient m’aider, prépare des plats pour la semaine et me serre fort dans ses bras. « Tu es forte, ma fille. Tu vas y arriver. » Mais je ne me sens pas forte du tout.
À l’école, les autres mamans me regardent avec compassion ou curiosité. Certaines murmurent que Guillaume a une liaison ; d’autres m’invitent à prendre un café pour « changer d’air ». Je souris poliment, mais je me sens étrangère à leur monde.
Un matin d’automne, alors que je dépose Camille à la maternelle, elle me serre la main plus fort que d’habitude.
— Maman, pourquoi papa ne dort plus à la maison ?
— Papa a besoin de réfléchir un peu, ma chérie. Mais il vous aime très fort.
— Il va revenir ?
Je n’ai pas de réponse. Je me penche pour l’embrasser et retiens mes larmes jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière la porte de sa classe.
Le soir même, Guillaume m’appelle enfin.
— Lucie… J’ai réfléchi. Je ne peux pas continuer comme ça. Je ne veux pas de ce troisième enfant.
Je reste sans voix.
— Tu veux dire… tu veux qu’on avorte ?
— Je ne peux pas t’obliger à rien… Mais moi, je ne peux pas assumer plus. Ni financièrement, ni moralement.
Je raccroche en tremblant. Comment peut-il me demander ça ? Comment peut-il renier ce que nous avons construit ?
Les semaines suivantes sont un enfer d’incertitudes et de solitude. Je consulte une psychologue à la PMI qui m’écoute sans juger.
— Vous avez le droit d’accueillir cet enfant si vous le souhaitez, Lucie. Mais il faut aussi penser à vous.
Je pense à mes enfants endormis dans leur chambre partagée, à leur rire quand on fait des crêpes le dimanche matin, à leur insouciance fragile.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur les toits de notre petit pavillon de banlieue parisienne, je prends ma décision : je garderai cet enfant. Même seule.
J’annonce la nouvelle à Guillaume lors d’un rendez-vous au café du coin.
— Je vais le garder.
Il baisse les yeux.
— Alors… c’est fini entre nous.
Il se lève et s’en va sans un mot de plus.
Les mois suivants sont rudes : démarches administratives interminables pour la CAF et la sécurité sociale, nuits sans sommeil à cause des nausées et des angoisses, regards désapprobateurs ou compatissants des voisins et même parfois de ma propre famille.
Ma sœur Sophie me reproche mon entêtement : « Tu penses aux enfants ? Tu vas galérer toute seule ! »
Ma mère me soutient en silence mais je sens son inquiétude.
Je découvre la force insoupçonnée des femmes seules : celles qui jonglent entre boulot à mi-temps à la mairie, devoirs du soir et rendez-vous médicaux ; celles qui sourient malgré tout pour leurs enfants ; celles qui pleurent en silence mais se relèvent chaque matin.
Le jour où j’accouche d’Élise, seule dans une chambre d’hôpital impersonnelle, je ressens un mélange de tristesse et de fierté immense. Camille et Paul découvrent leur petite sœur avec émerveillement ; leur amour m’aide à tenir debout.
Guillaume vient voir Élise une fois, gêné et maladroit. Il apporte un doudou rose et s’excuse vaguement : « Je n’étais pas prêt… Je suis désolé. »
Je ne lui en veux plus vraiment ; j’ai appris à avancer sans lui.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de douter : ai-je fait le bon choix ? Mes enfants seront-ils heureux malgré tout ? Mais chaque sourire d’Élise me rappelle que l’amour d’une mère peut déplacer des montagnes.
Et vous… auriez-vous eu le courage de tout recommencer seule ? Jusqu’où seriez-vous allés pour défendre votre famille ?