Quand tout bascule : Vivre chez mon fils, ou l’illusion d’un nouveau départ
— Tu pourrais au moins frapper avant d’entrer, maman !
La voix de Camille, ma belle-fille, résonne dans le couloir. Je reste figée, la poignée de la porte encore dans la main. Je voulais juste lui demander si elle avait besoin d’aide pour le dîner. Mais depuis que j’ai emménagé chez eux, chaque geste semble de trop.
Je m’appelle Françoise. Il y a six mois, j’ai vendu mon appartement à Lyon, celui où j’ai élevé mon fils, Julien. J’avais 67 ans, les escaliers devenaient un supplice, et les soirées, interminables. Julien et Camille m’ont proposé de venir vivre chez eux, à Villeurbanne. « Tu auras ta chambre, maman. On sera là si tu as besoin de quoi que ce soit », m’a-t-il dit en posant sa main sur la mienne. J’ai cru à un nouveau départ, à la chaleur d’un foyer retrouvé.
Le jour du déménagement, tout le monde souriait. Camille avait préparé une tarte aux pommes, mon dessert préféré. « Ici, tu seras chez toi », a-t-elle dit. J’ai voulu la croire. Mais très vite, j’ai compris que ma place n’était pas celle que j’imaginais.
Ma chambre est minuscule, coincée entre la salle de bains et le salon. J’ai dû vendre presque tous mes meubles ; seuls quelques cadres et une vieille commode ont survécu au tri impitoyable. Le matin, je me lève tôt pour ne pas gêner Camille qui part travailler. Je prépare le café en silence, range la cuisine, puis je m’efface dans ma chambre avec un livre ou un tricot.
Au début, j’essayais de participer à la vie de la maison. Mais chaque initiative semblait être une intrusion. Un jour, j’ai voulu préparer un gratin dauphinois pour le dîner. Camille est rentrée plus tôt et a trouvé la cuisine sens dessus dessous.
— Tu sais que je fais attention à ce qu’on mange… Le beurre, la crème…
J’ai senti la honte me monter aux joues. Depuis ce jour-là, je n’ai plus osé cuisiner sans demander.
Julien travaille beaucoup. Il rentre tard, fatigué. Parfois, il s’assied près de moi sur le canapé.
— Ça va, maman ? Tu t’habitues ?
Je souris, je dis oui. Mais il ne voit pas que je n’ai même plus de place sur ce canapé : entre les jouets de leur fille Lucie et les coussins décoratifs de Camille, il ne reste qu’un coin pour moi. Alors je m’assieds sur une chaise en bout de table, discrète.
Les week-ends sont les pires. Camille invite ses amies ; elles rient fort dans le salon. Je tente une conversation :
— Vous parlez de quoi ?
— Oh rien d’important…
Elles baissent la voix. Je comprends que je dérange.
Un soir, j’entends Julien et Camille discuter dans leur chambre.
— Elle est gentille ta mère mais… c’est pas facile d’avoir quelqu’un tout le temps à la maison.
— Je sais… Mais elle n’a plus personne.
Je retiens mes larmes. Je n’ai plus personne… Est-ce vraiment ça ma vie maintenant ?
Je repense à mon appartement : mes plantes sur le balcon, le vieux chat du voisin qui venait me rendre visite… Ici, même Lucie ne vient plus me voir dans ma chambre. Elle a grandi, elle préfère jouer sur sa tablette.
Un matin, je décide d’aller au marché toute seule. L’air frais me fait du bien. Je croise Madame Lefèvre, une ancienne voisine.
— Alors Françoise, comment ça se passe chez ton fils ?
Je souris faiblement.
— Oh tu sais… Ce n’est pas vraiment chez moi.
Elle me serre la main avec compassion.
En rentrant, je trouve Camille en train de nettoyer le salon.
— Tu pourrais prévenir quand tu sors… On s’inquiète !
Je m’excuse encore une fois. J’ai l’impression d’être redevenue une enfant sous surveillance.
Le soir venu, je m’assieds dans ma chambre sombre et je regarde par la fenêtre les lumières de la ville. J’entends les rires de Julien et Camille dans le salon ; ils regardent une série sans moi.
Je me demande : ai-je eu tort de vendre mon appartement ? Est-ce cela vieillir en France aujourd’hui ? Devenir invisible même aux yeux de ceux qu’on aime ?
Parfois je rêve de tout recommencer ailleurs… Mais où irais-je ? Qui voudrait d’une vieille femme qui n’a plus rien à offrir ?
Et vous, que feriez-vous à ma place ? Est-ce qu’on peut encore trouver sa place dans sa propre famille quand tout semble nous pousser dehors ?