Quand personne ne vient : L’histoire d’un frère oublié
« Tu viens ou pas ? » La voix sèche de ma mère résonne dans le combiné, tranchante comme une lame. Je regarde l’horloge : 16h12. Paul doit sortir du service neurologique dans moins d’une heure. Je suis assis sur le bord de mon lit, les mains moites, le cœur battant trop fort. Nantes est grise aujourd’hui, la pluie tambourine contre la fenêtre, et je me demande si je vais trouver la force d’y aller.
Paul, mon frère cadet. Celui qui, enfant, me suivait partout comme une ombre, qui riait à mes blagues et pleurait quand je l’ignorais. Mais tout ça, c’était avant. Avant les disputes, les silences, les mots qui blessent plus que des coups. Avant que la maladie ne vienne tout bouleverser.
Je revois encore ce jour où il a fait sa première crise. J’étais là, dans le salon de notre appartement HLM à Bellevue, en train de réviser pour le bac. Il s’est effondré devant moi, les yeux révulsés, la bouche pleine d’écume. J’ai crié, j’ai paniqué, j’ai appelé les pompiers. Depuis ce jour-là, plus rien n’a été pareil.
« Tu pourrais au moins faire un effort pour ton frère ! » La voix de ma mère me poursuit, même quand elle n’est pas là. Elle me reproche toujours mon absence, mon indifférence. Mais elle ne sait pas tout. Elle ne sait pas que Paul m’a volé de l’argent pour acheter ses médicaments quand il a refusé d’aller à la pharmacie avec elle. Elle ne sait pas qu’il m’a traité de lâche le soir où je lui ai dit que je partais vivre à Paris pour mes études.
Je me lève enfin, j’enfile mon manteau. Dans le miroir de l’entrée, je croise mon reflet : cernes profondes, barbe de trois jours, regard fuyant. Je descends les escaliers quatre à quatre, traverse la cour détrempée. Le tramway est bondé ; des lycéens rient trop fort, une vieille dame me bouscule sans s’excuser.
À l’hôpital, l’odeur âcre des désinfectants me prend à la gorge. Je monte au troisième étage, service neurologie. Paul est là, assis sur son lit, un sac plastique à ses pieds. Il fixe la fenêtre sans me voir entrer.
— Salut Paul…
Il tourne la tête lentement. Son visage est creusé, ses yeux cernés d’ombre.
— Je croyais que tu viendrais pas.
Je reste debout, mal à l’aise. Les souvenirs affluent : nos bagarres d’enfants dans la cour de l’école Jean-Jaurès, nos fous rires devant « Fort Boyard », puis les portes qui claquent et les insultes murmurées à travers les murs trop fins.
— Maman pouvait pas venir… Elle a dit que…
— Je sais ce qu’elle a dit. Elle a toujours une bonne excuse pour pas venir.
Un silence lourd s’installe. Je regarde ses mains trembler sur le sac plastique.
— On y va ?
Il hoche la tête sans un mot. Dans le couloir, une infirmière nous adresse un sourire triste.
— Bon courage à vous deux…
Dans le tramway du retour, Paul fixe ses chaussures. Je sens son malaise, sa colère rentrée.
— Pourquoi t’es venu ?
La question claque comme un reproche.
— Parce que… parce que je suis ton frère.
Il ricane.
— Frère ? Tu m’as laissé tomber quand j’avais le plus besoin de toi.
Je serre les poings. J’aimerais lui crier que moi aussi j’ai souffert, que moi aussi j’ai eu peur. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
— Tu sais… j’ai jamais su comment t’aider, Paul. J’avais peur de tout casser encore plus.
Il détourne la tête vers la vitre embuée.
— T’inquiète pas. Tout était déjà cassé depuis longtemps.
Arrivés devant l’immeuble familial, il hésite sur le trottoir.
— Tu montes ?
Je hoche la tête et le suis dans l’escalier sombre. L’appartement sent le café froid et la lessive bon marché. Ma mère est assise à la table de la cuisine, les yeux rougis par la fatigue.
— Merci d’être allé le chercher…
Je hausse les épaules.
— C’est normal…
Mais rien n’est normal ici depuis des années. Paul s’enferme dans sa chambre sans un mot. Ma mère me regarde longuement.
— Tu sais… il t’en veut encore beaucoup. Mais il t’aime aussi, même s’il sait pas comment te le dire.
Je sens mes yeux me piquer. Je voudrais partir en courant, fuir cette maison pleine de souvenirs douloureux et d’amour mal exprimé.
Le soir tombe sur Nantes. Je reste assis dans la cuisine, seul avec ma mère et nos regrets silencieux. Paul ne ressortira pas de sa chambre ce soir-là.
En rentrant chez moi plus tard, je repense à tout ce qui nous sépare et à tout ce qui pourrait encore nous réunir si seulement on osait se parler vraiment.
Est-ce qu’on peut vraiment pardonner quand on a été blessé si profondément ? Ou bien est-ce qu’on finit toujours par reproduire les mêmes erreurs ? Qu’en pensez-vous ?