Quand ma fille est venue : le silence des couloirs

— Tu comptes rester longtemps, ou c’est juste pour la photo ?

Ma voix tremblait, oscillant entre l’ironie et la colère. Camille, ma fille unique, venait d’entrer dans la chambre 217, bouquet de pivoines à la main, sourire crispé. Cela faisait six mois que je n’avais pas vu son visage. Les murs blancs de l’hôpital Edouard-Herriot semblaient se resserrer autour de nous.

Elle posa les fleurs sur la table, évitant mon regard. « Maman, je… Je travaille beaucoup, tu sais. »

Je me suis redressée dans mon lit, sentant la douleur dans mes hanches. « Je sais. Tu travailles toujours beaucoup. »

Le silence s’installa, lourd comme une chape de plomb. J’entendais au loin les bruits du couloir : un chariot qui grince, une infirmière qui rit. Mais ici, dans cette chambre, il n’y avait que nous deux et tout ce qui n’avait jamais été dit.

Camille s’est assise au bord du lit, tirant nerveusement sur la manche de son manteau. « Tu as besoin de quelque chose ? »

J’ai voulu lui dire que j’avais besoin d’elle, simplement d’elle, pas d’un service ou d’un passage éclair entre deux réunions. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

« Tu sais, Zoé — l’infirmière — elle vient me voir tous les matins. Elle me parle de ses enfants, de ses rêves… »

Camille a haussé les épaules. « C’est son métier, maman. »

J’ai senti une colère sourde monter en moi. « Et toi ? C’est quoi ton métier avec moi ? »

Elle a détourné la tête vers la fenêtre, regardant la pluie qui battait contre les vitres. « Tu ne comprends pas… »

Je me suis rappelée les années où je courais partout pour elle : les goûters d’anniversaire à organiser, les devoirs à corriger, les nuits blanches à attendre qu’elle rentre saine et sauve. Aujourd’hui, c’était moi qui attendais.

« Camille, pourquoi tu ne viens plus ? »

Elle a soupiré, sa voix à peine audible : « Parce que j’ai peur de te voir vieillir. Parce que je ne sais pas comment t’aider. »

J’ai senti mes yeux s’embuer. « Tu n’as pas besoin de m’aider. Juste d’être là. »

Un silence gênant s’est installé. Elle a sorti son téléphone, pianotant nerveusement.

« Tu veux une photo ? Pour montrer à tes collègues que tu fais ton devoir de fille ? »

Elle a rougi, baissant les yeux. « Non… Je voulais juste… Je ne sais pas… »

La porte s’est ouverte brusquement : Zoé est entrée avec son énergie habituelle.

« Bonjour Charlotte ! Bonjour mademoiselle ! Vous avez de la visite, c’est super ! »

Camille a souri poliment. Zoé a vérifié mes constantes, puis m’a lancé un clin d’œil complice.

Après son départ, Camille s’est levée brusquement.

« Je dois y aller… J’ai une réunion importante. Je repasserai demain. »

Je n’ai rien dit. J’ai regardé la porte se refermer derrière elle.

La nuit est tombée sur Lyon. Les lumières de la ville clignotaient au loin. J’ai repensé à ma vie : à mon mari disparu trop tôt, à mes amis partis un à un, à cette fille que j’aimais plus que tout mais que je ne savais plus comment atteindre.

Le lendemain, elle n’est pas venue.

Les jours ont passé. Zoé m’apportait des nouvelles du monde extérieur : la grève des transports, le prix du pain qui augmente, le printemps qui tarde à arriver. Mais rien sur Camille.

Un soir, alors que je somnolais devant la télévision allumée en sourdine, j’ai entendu frapper à la porte.

Camille est entrée, les yeux rougis.

« Maman… Je suis désolée. J’ai peur de te perdre et je ne sais pas comment gérer ça… »

Je lui ai tendu la main. Elle s’est effondrée en larmes sur mon lit.

Nous avons parlé toute la nuit : de ses angoisses, de mes regrets, de tout ce qu’on avait laissé pourrir entre nous par pudeur ou par orgueil.

Ce soir-là, j’ai compris que la vieillesse n’était pas seulement une question de corps fatigué ou de solitude imposée par l’hôpital ; c’était aussi le miroir tendu à ceux qu’on aime, leur rappelant qu’ils devront un jour affronter leur propre peur du temps qui passe.

Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’aimer sans peur ? Pourquoi attend-on toujours le dernier moment pour dire ce qui compte vraiment ?