Quand j’ai regardé mon père dans les yeux, il n’y avait ni colère, ni haine, seulement du regret
« Tu ne comprends rien, Camille ! » La voix de ma mère résonne encore dans le couloir exigu de notre appartement à Nantes. Je viens de claquer la porte de ma chambre, les larmes aux yeux. J’ai seize ans et je viens, une fois de plus, de demander pourquoi mon père nous a laissées. Stéphanie, ma mère, ne supporte pas mes questions. Elle me répète depuis toujours qu’Éric était un lâche, qu’il n’a jamais voulu de moi. J’ai grandi avec cette colère sourde contre un homme dont je ne connais que le prénom et une vieille photo froissée.
Ce soir-là, alors que la pluie martèle les vitres et que la télévision grésille dans le salon, quelqu’un frappe à la porte. Ma mère sursaute. Je la vois hésiter, puis ouvrir. Un homme d’une cinquantaine d’années se tient là, trempé, un bouquet de pivoines à la main. Il me regarde droit dans les yeux. « Camille ? » Sa voix tremble. Je sens mon cœur s’arrêter.
Ma mère pâlit. « Qu’est-ce que tu fais là ? » crache-t-elle. L’homme baisse les yeux. « Je veux juste lui parler… »
Je comprends alors. C’est lui. Mon père. Celui dont j’ai tant rêvé, tant haï sans jamais le connaître. Je reste figée, incapable de prononcer un mot.
« Camille, je… » Il s’interrompt, cherchant ses mots. Ma mère s’interpose : « Tu n’as rien à faire ici ! »
Mais il insiste : « Laisse-moi lui expliquer au moins… »
Je sens la colère monter en moi. « Pourquoi maintenant ? Pourquoi après toutes ces années ? »
Il me regarde avec une tristesse infinie. « Parce que j’ai fait une erreur… Et parce que tu as le droit de savoir la vérité. »
Ma mère tente de me tirer en arrière mais je refuse. « Non maman, je veux comprendre ! »
Nous nous asseyons tous les trois dans la cuisine. Le silence est lourd, seulement brisé par le tic-tac de l’horloge et le souffle court de ma mère.
Éric commence à parler. Il raconte leur rencontre à la fac de droit à Rennes, leur amour fou, puis les disputes, l’arrivée imprévue de ma naissance alors qu’ils étaient si jeunes. Il avoue ses peurs, son incapacité à assumer une famille à vingt ans, ses erreurs. Mais il affirme aussi qu’il n’a jamais voulu partir.
« Stéphanie m’a demandé de partir… Elle pensait que ce serait mieux pour toi et pour elle… »
Je me tourne vers ma mère, désemparée : « C’est vrai ? »
Elle baisse la tête, les larmes aux yeux. « J’avais peur qu’il te fasse du mal… Qu’il ne soit pas prêt… Je croyais te protéger… »
Un silence glacial s’installe. Tout ce que je croyais savoir s’effondre. Je réalise que j’ai grandi dans un mensonge tissé par amour mais aussi par peur.
Les semaines qui suivent sont un tourbillon d’émotions contradictoires. Ma mère tente de se justifier : « J’ai fait ce que je pensais être le mieux… » Mais je lui en veux. Je lui en veux d’avoir décidé pour moi, d’avoir privé mon père d’une place dans ma vie.
Éric essaie de rattraper le temps perdu. Il m’invite à marcher sur les bords de l’Erdre, à boire un chocolat chaud dans un café du centre-ville. Il me parle de sa vie : son travail d’instituteur à Angers, sa passion pour le jazz, ses regrets.
Un soir, alors que nous marchons sous les lampadaires jaunes du quai de Versailles, il s’arrête brusquement.
« Je ne te demande pas de me pardonner tout de suite… Mais j’aimerais qu’on apprenne à se connaître… »
Je sens mes défenses tomber peu à peu. Derrière ses rides et ses cheveux grisonnants, je retrouve des gestes familiers, un sourire qui me ressemble.
À la maison, la tension avec ma mère est palpable. Elle m’en veut d’aller voir Éric. Un soir, elle explose : « Tu crois qu’il va rattraper seize ans d’absence avec deux balades et trois chocolats chauds ? »
Je crie : « Peut-être pas ! Mais j’ai besoin de savoir qui il est ! J’ai besoin de comprendre qui je suis ! »
Elle pleure longtemps ce soir-là. Je l’entends sangloter derrière la porte fermée.
Les mois passent. Je découvre une autre version de mon histoire familiale. Je comprends que personne n’est tout blanc ou tout noir ; que mes parents ont été jeunes et maladroits ; que l’amour peut parfois blesser plus qu’il ne protège.
Un dimanche après-midi, Éric m’invite chez lui à Angers pour rencontrer sa nouvelle famille : sa femme Claire et mes deux demi-frères, Hugo et Maxime. J’ai peur d’être une étrangère parmi eux. Mais Claire m’accueille avec chaleur : « On a beaucoup entendu parler de toi… » Les garçons sont timides mais curieux.
À table, Éric pose sa main sur la mienne : « Je suis désolé pour tout ce temps perdu… »
Je le regarde dans les yeux pour la première fois sans colère. Il n’y a pas de haine en lui, seulement du regret et une immense tendresse.
Le soir venu, en rentrant à Nantes, je trouve ma mère assise dans le noir.
« Tu vas encore le voir ? » demande-t-elle d’une voix lasse.
Je m’assieds près d’elle.
« Maman… Je t’aime. Mais j’ai aussi besoin d’aimer mon père… »
Elle me serre fort contre elle et murmure : « J’ai eu tort… Pardonne-moi… »
Aujourd’hui encore, je porte en moi cette cicatrice invisible laissée par les secrets et les non-dits familiaux. Mais j’apprends à pardonner, à aimer sans condition.
Est-ce qu’on peut vraiment réparer le passé ? Ou faut-il simplement apprendre à vivre avec ses blessures ? Qu’en pensez-vous ?