Prisonnière des attentes : Mon combat pour exister
« Tu n’as pas encore préparé le dîner ? » La voix sèche de ma belle-mère, Monique, résonne dans la cuisine. Je sursaute, la cuillère à la main, le cœur battant. Il n’est que dix-huit heures, mais déjà, je sens la pression monter. François, mon mari, lit le journal dans le salon, indifférent à la scène qui se joue. Je me retiens de répondre, de peur d’envenimer la situation. Depuis notre mariage, il y a trois mois, je vis chez ses parents à Angers, comme le veut la tradition dans sa famille. Je croyais que ce serait temporaire, mais chaque jour qui passe me fait douter.
Je m’appelle Camille. J’ai vingt-huit ans et j’ai toujours rêvé d’une vie simple, entourée d’amour et de respect. Mais ici, chaque geste est jugé. Monique surveille mes moindres faits et gestes : la façon dont je plie les draps, comment je parle à François, même ma manière de me coiffer. « Dans cette maison, on fait comme ça », répète-t-elle sans cesse. Je me sens étrangère dans ma propre vie.
Un soir, alors que je débarrasse la table, Monique s’approche et murmure : « Tu sais, François aurait pu épouser Claire. Elle, au moins, sait tenir une maison. » Je ravale mes larmes. François ne dit rien. Il ne m’a jamais défendue face à sa mère. Parfois, je me demande s’il m’aime vraiment ou s’il m’a choisie pour satisfaire ses parents.
Les semaines passent et je m’efface peu à peu. Je ne vois plus mes amies ; Monique trouve toujours une excuse pour que je reste à la maison. « Ce n’est pas sérieux de sortir tous les week-ends quand on est mariée », dit-elle d’un ton tranchant. Ma propre mère, restée à Nantes, sent que quelque chose ne va pas. « Camille, tu es sûre que tout va bien ? » me demande-t-elle au téléphone. Je mens : « Oui, maman, tout va bien. »
Un dimanche matin, alors que je prépare le café, François entre dans la cuisine. Il évite mon regard. « Maman pense qu’on devrait commencer à penser à un enfant », dit-il d’une voix neutre. Je sens la colère monter en moi : « Et toi, tu en penses quoi ? » Il hausse les épaules : « Ce serait bien… pour elle. » Je comprends alors que mes désirs n’ont aucune place ici.
La nuit suivante, je pleure en silence dans notre chambre. François dort paisiblement à côté de moi. Je me sens seule, prise au piège dans une cage dorée faite d’attentes et de traditions qui ne sont pas les miennes. J’ai honte de ne pas réussir à m’imposer, honte de décevoir ma famille qui me croyait forte et indépendante.
Un jour, alors que je fais les courses au marché du centre-ville, je croise Élodie, une amie d’enfance. Elle remarque mon air fatigué : « Camille… tu as changé. Qu’est-ce qui t’arrive ? » Les mots me brûlent les lèvres mais je n’ose pas lui dire la vérité. Elle insiste : « Tu sais que tu peux tout me dire ? » Je fonds en larmes au milieu des étals de légumes.
Cette rencontre me bouleverse. Le soir même, je tente d’aborder le sujet avec François :
— François, est-ce qu’on pourrait chercher un appartement ? J’ai besoin d’air…
Il soupire :
— Tu sais bien que ce n’est pas possible pour l’instant… Maman a besoin de nous.
Je sens la colère et la tristesse se mêler en moi :
— Et moi ? Est-ce que tu penses à moi ?
Il détourne les yeux.
À partir de ce jour-là, quelque chose se brise en moi. Je commence à écrire un journal pour ne pas perdre pied. J’y note chaque humiliation, chaque moment où je me sens invisible. Petit à petit, l’idée germe : et si je partais ? Mais où irais-je ? Que diraient mes parents ? Et si François décidait de me quitter ?
Un soir d’automne, après une énième dispute avec Monique — elle m’a reproché d’avoir acheté du pain complet au lieu de la baguette traditionnelle — je sors prendre l’air dans le jardin. Le vent froid me gifle le visage mais je me sens vivante pour la première fois depuis des mois. Je compose le numéro de ma mère :
— Maman… je crois que j’ai besoin de rentrer à Nantes.
Sa voix tremble d’émotion :
— Ma chérie… tu seras toujours la bienvenue ici.
Le lendemain matin, j’annonce ma décision à François et à ses parents. Monique explose :
— Tu veux détruire notre famille ? Après tout ce qu’on a fait pour toi !
François reste silencieux.
Je rassemble mes affaires sous leurs regards accusateurs et prends le train pour Nantes.
Chez mes parents, je retrouve peu à peu le goût de vivre. Mais la culpabilité ne me quitte pas : ai-je eu raison de partir ? Aurais-je dû me battre davantage ? Les gens parlent : « Elle a abandonné son mari… » Mais pour la première fois depuis longtemps, je me sens libre.
Aujourd’hui encore, je repense à cette période comme à une longue nuit sans fin. J’ai appris qu’on ne peut pas vivre éternellement dans la cage des attentes des autres.
Est-ce égoïste de choisir sa propre liberté ? Ou bien est-ce le seul moyen d’être vraiment soi-même ?