Pourquoi n’es-tu pas comme elle ?

« Tu sais, Claire, elle arrivait toujours à faire rire maman. »

La voix de François résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de la casserole, le regard fixé sur les pommes de terre qui bouillent. Je n’ai pas envie de répondre. Pas ce soir. Pas encore.

Il continue, sans même lever les yeux de son téléphone : « Elle savait comment s’y prendre avec elle. Toi, tu pourrais faire un effort… »

Je sens mes joues brûler. Je voudrais hurler, tout casser, mais je me contente de remuer les légumes. Depuis que j’ai épousé François il y a deux ans, je vis avec le fantôme de Claire. Elle est partout : dans les albums photos que sa mère laisse traîner sur la table basse, dans les souvenirs que la famille ressasse à chaque repas, dans les regards en coin de sa sœur, Élodie, qui ne m’a jamais vraiment acceptée.

Le pire, c’est que je n’ai jamais rencontré Claire. Elle a quitté François avant même que je n’entre dans sa vie. Mais elle est devenue une légende familiale, une référence inaccessible. Parfois, j’ai l’impression qu’ils l’aimaient plus que lui-même.

Un dimanche midi, chez sa mère à Tours, tout a explosé. Nous étions tous assis autour du gigot, et sa mère a lancé : « Tu te souviens, François, comme Claire décorait joliment la table à Noël ? »

J’ai senti mon cœur se serrer. J’ai tenté un sourire : « Je pourrais essayer cette année… »

Mais François a haussé les épaules : « Ce n’est pas pareil. Elle avait ce petit truc en plus. »

Le silence s’est abattu sur la pièce. J’ai eu envie de disparaître sous la nappe.

Sur le chemin du retour, j’ai explosé :
— Tu pourrais arrêter de me comparer à elle ? Je fais de mon mieux !

Il a soupiré :
— Je ne te compare pas… C’est juste que c’était plus simple avec elle. Elle savait comment gérer ma famille.

— Peut-être parce qu’ils ne lui faisaient pas sentir qu’elle était de trop !

Il n’a rien répondu. J’ai regardé défiler les champs par la fenêtre, les larmes brouillant ma vue.

Les semaines suivantes ont été pires. Chaque dispute tournait autour de Claire. Un soir, alors que je rentrais tard du travail à la médiathèque municipale, il m’attendait dans le salon.

— Tu pourrais prévenir quand tu rentres tard ! Claire le faisait toujours.

J’ai éclaté :
— Mais je ne suis pas Claire ! Je suis Camille ! Est-ce que tu t’en rends compte ?

Il m’a regardée comme si j’étais folle.

— Tu dramatises tout…

J’ai dormi sur le canapé cette nuit-là.

Petit à petit, j’ai commencé à douter de moi. Je me suis surprise à cuisiner des plats dont je n’aimais pas l’odeur parce que Claire les préparait pour sa belle-mère. À acheter des robes qui ne me ressemblaient pas parce qu’Élodie m’avait dit que « ça allait si bien à Claire ». Je me suis perdue dans cette quête impossible d’être quelqu’un d’autre.

Un soir d’automne, alors que je rentrais chez moi après une longue journée, j’ai trouvé François assis dans le noir.

— On doit parler, a-t-il dit.

J’ai senti mon cœur s’arrêter.

— Je crois qu’on n’y arrive pas…

J’ai attendu qu’il continue.

— Tu n’es pas heureuse. Moi non plus. On se fait du mal.

J’ai hoché la tête. Les mots étaient là depuis longtemps, suspendus entre nous comme une menace sourde.

— Tu veux divorcer ?

Il a baissé les yeux.

— Je crois que c’est mieux…

Je suis montée dans notre chambre et j’ai pleuré toute la nuit. Pas pour lui. Pas pour nous. Mais pour moi. Pour celle que j’avais oubliée en essayant d’être Claire.

Quelques semaines plus tard, j’ai quitté la maison avec une valise et mon chat, Moustache. J’ai trouvé un petit appartement sous les toits à Tours. Les premiers jours ont été difficiles. J’avais peur du silence, peur de ne plus exister sans le regard des autres.

Mais peu à peu, j’ai réappris à vivre pour moi. J’ai recommencé à lire des romans policiers au lieu des livres de recettes de Claire. J’ai invité mes amis – mes vrais amis – à dîner sans me soucier de la perfection du service ou du pliage des serviettes.

Un soir, alors que je buvais un verre de vin sur mon balcon en regardant les lumières de la ville, j’ai pensé à tout ce que j’avais traversé.

Pourquoi est-ce si difficile d’être soi-même quand on vit dans l’ombre d’une autre ? Pourquoi accepte-t-on de se perdre pour plaire à une famille qui ne veut pas vraiment nous connaître ?

Et vous, jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour être acceptés ? Est-ce qu’on doit vraiment se transformer pour mériter l’amour ?