Pourquoi Mon Mari Pense Que Je Ne Suis Pas Assez Bonne Cuisinière : Chronique d’une Révolte Silencieuse
— Tu sais, Sophie met toujours un peu de thym dans son gratin dauphinois. C’est ce qui fait toute la différence, Camille.
La voix de Paul fend le silence de la cuisine, tranchante comme un couteau sur une planche à découper. Je serre la cuillère en bois dans ma main, les jointures blanchies par la tension. Je voudrais lui répondre, lui dire que je ne suis pas Sophie, que je n’ai pas envie d’être Sophie, mais les mots restent coincés dans ma gorge, étouffés par la vapeur du four.
Je m’appelle Camille. J’ai trente-sept ans, deux enfants, un mari qui croit bien faire, une maison à Tours, et une vie qui ressemble à une recette trop suivie, sans sel ni surprise. Ce soir, comme tant d’autres, je me demande comment j’en suis arrivée là, à douter de la moindre pincée de sel, à craindre le moindre commentaire sur la texture de mes pommes de terre.
Paul n’a jamais été méchant. Il est même attentionné, à sa manière. Mais depuis quelques mois, il ne peut s’empêcher de comparer tout ce que je fais à ce que fait Sophie, notre amie d’enfance, devenue la référence culinaire du groupe. Sophie, avec ses plats toujours parfaits, son sourire éclatant, son assurance tranquille. Sophie, qui ne travaille pas, qui a le temps de faire mijoter ses sauces pendant des heures, pendant que moi je cours entre le boulot, les devoirs des enfants, et les courses à la supérette du coin.
— Tu veux que je t’aide ?
Paul me regarde, une lueur d’inquiétude dans les yeux. Je secoue la tête, trop fière pour accepter. Il s’approche, pose une main sur mon épaule. Je me raidis.
— Camille, tu sais que je t’aime, hein ? C’est juste que…
Il ne finit pas sa phrase. Il n’a pas besoin. Je connais la suite : « C’est juste que tu pourrais essayer de faire comme Sophie. »
Je me surprends à rêver de tout envoyer valser : la casserole, le gratin, la table dressée avec soin. Mais je me retiens. Pour les enfants. Pour la paix du foyer. Pour cette image de la femme parfaite que ma mère m’a transmise, sans jamais me demander si je voulais vraiment l’endosser.
Le dîner se passe dans un silence tendu. Les enfants chipotent leur gratin, Paul mange sans un mot. Je sens la colère monter, sourde, brûlante. Après le repas, je m’enferme dans la salle de bains. Je m’assois sur le carrelage froid, la tête entre les mains. Les larmes coulent, silencieuses.
Je repense à ma mère, à ses mains abîmées par les années passées derrière les fourneaux, à ses sourires forcés quand mon père critiquait la cuisson du rôti. Je me revois petite, promettant de ne jamais devenir comme elle, de ne jamais laisser quelqu’un juger ma valeur à la saveur d’un plat.
Mais me voilà, trente ans plus tard, prisonnière du même schéma.
Le lendemain matin, Paul part tôt. Je prépare les enfants pour l’école. Ma fille, Juliette, me regarde avec ses grands yeux sérieux.
— Maman, pourquoi tu es triste ?
Je souris, un sourire qui sonne faux.
— Je ne suis pas triste, ma chérie. Juste fatiguée.
Mais elle n’est pas dupe. Elle me serre fort dans ses bras. Ce geste me donne la force de continuer.
Au travail, je repense à la veille. Mes collègues parlent de leurs projets de vacances, de leurs maris qui ne savent même pas faire cuire des pâtes. Je me demande pourquoi, chez moi, c’est toujours à moi de prouver que je suis à la hauteur. Pourquoi ce besoin de reconnaissance passe par la cuisine, par le respect des traditions ?
Le soir, je décide de changer les règles. Je rentre plus tard, j’achète une pizza surgelée. Quand Paul rentre, il me regarde, surpris.
— Tu n’as pas cuisiné ?
— Non. Ce soir, c’est pizza. J’avais besoin de souffler.
Il ne dit rien. Les enfants sont ravis. Pour la première fois depuis longtemps, le dîner se passe dans la bonne humeur. Je ris avec eux, je me détends. Paul semble déstabilisé, mais il ne proteste pas.
Les jours suivants, je continue sur ma lancée. Je cuisine quand j’en ai envie, j’improvise, j’ose des plats qui ne ressemblent à rien de connu. Parfois c’est raté, parfois c’est délicieux. Mais c’est moi. Peu à peu, je sens la pression retomber.
Un soir, Paul me regarde longuement.
— Tu as changé, Camille. Tu es plus… toi-même, je crois.
Je le regarde, émue. Il sourit, maladroitement.
— Je suis désolé pour toutes ces comparaisons. Je voulais juste t’encourager, mais je crois que je me suis trompé.
Je ne dis rien. Les mots sont inutiles. Ce qui compte, c’est ce que je ressens : un mélange de soulagement, de fierté, et d’espoir.
Je repense à toutes ces femmes qui, comme moi, se sont oubliées pour répondre aux attentes des autres. À toutes celles qui se demandent où finit le compromis et où commence la perte de soi.
Et vous, jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour préserver la paix familiale ? À quel moment faut-il dire stop et s’affirmer, même si cela bouscule les habitudes ?